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Commença une nouvelle attente immobile dans un silence redevenu absolu. Avec désespoir, Spiro s’aperçut que ses chèvres avaient dévalé le talus, mais il n’eut pas la force de s’arracher au spectacle pour aller les récupérer… Plus tard… En bas, soudain, les têtes se tournèrent en bloc vers un point invisible situé au-delà des éboulis. Spiro y porta vivement le regard : deux énormes voitures noires roulant au pas, l’une derrière l’autre, sur le sentier empierré, cahotaient vers le terre-plein. Comment étaient-elles arrivées là sans qu’il ait pu les voir ? Peut-être au moment où il gravissait avec son troupeau l’autre versant de la colline ? Huit personnes en descendirent — trois d’entre elles étaient des popes. Le plus petit des hommes qui venait d’arriver, après avoir serré plusieurs mains, prononça deux mots qui eurent le pouvoir de faire éclater les groupes. Tout le monde grimpa dans les hélicoptères. Il y eut le bruit des portes qui claquaient et le premier sifflement d’un rotor auquel se mêlèrent bientôt les miaulements des autres hélicoptères dont on lançait le moteur. Presque simultanément, tous s’élevèrent lentement dans un bruit terrifiant. Arrivés à la hauteur de Spiro, ils prirent de la vitesse et piquèrent droit vers le sud. Sur la corniche, il ne resta plus que les deux voitures dont les chauffeurs, figés, regardaient disparaître la flottille volante. À leur tour, ils montèrent dans leurs véhicules et démarrèrent, s’évanouissant aux yeux de l’enfant derrière un éboulis de la pente.

Alors, tout le paysage blanc de roches et bleu de ciel se retrouva abandonné à lui-même, déserté, comme si rien jamais ne s’y était passé. Abasourdi, Spiro se demanda à qui il pourrait bien raconter ce qu’il venait de voir. Qui d’autre en dehors de son oncle ? Pourtant, ces jours derniers, quand il lui avait posé timidement quelques questions, l’oncle n’avait pas daigné lui répondre, se contentant de faire peser sur lui un regard qui ne signifiait rien.

Depuis vingt minutes environ, les sept hélicoptères volaient en formation serrée à cent mètres au-dessus des vagues. Avant le départ, S.S. avait dit à Jeff que les autres devaient suivre.

« Allez droit devant vous, pas trop haut, pas trop vite. C’est tout. »

Le pilote commençait à se demander si son patron le prenait pour un clown. Ce vol sans objet et sans destination le plongeait dans un vague malaise. La certitude que les autres pilotes en savaient encore moins que lui ne le consolait pas. En outre, par une étrange lubie, Satrapoulos avait exigé que le poste de commandes soit coupé de l’arrière de la carlingue. À contrecœur, Jeff avait dû tendre, dans le « vaisseau amiral », une espèce de store opaque dont la présence dans son dos le faisait grincer des dents. En principe, Mme Lena aurait dû monter elle aussi à son bord. Mais, à l’instant du décollage, le Grec avait changé d’avis et l’avait priée de le laisser seul. Mme Lena avait donc été recueillie dans l’appareil où s’étaient entassés les popes. Machinalement, Jeff jeta un regard de côté pour voir si les copains suivaient. Il fut un peu rassuré de les apercevoir sur sa droite, déployés dans son sillage en formation triangulaire. Qu’est-ce que ça voulait dire, tout ça ? C’était un pique-nique, une messe en mer, une surprise-partie, ou quoi ? Et les autres, les invités du patron, étaient-ils au courant ? Savaient-ils au moins ce qu’on allait foutre au large.

« Dis-lui, toi, maman ! Dis-lui ! »

Médée Mikolofides ne répondit pas à sa fille mais fronça légèrement le sourcil. D’une voix aiguë, Irène insista :

« Vas-y maman ! Il a peur de toi ! Dis-lui ce que tu penses ! »

Dans son coin, plutôt gêné, Kallenberg poussa un grognement :

« Tu vas ficher la paix à ta mère, non ! »

La grosse Médée s’agita sur son siège. Presque autant que l’argent, elle respectait la mort et les cérémonies funèbres. Le moment lui semblait très mal choisi pour se mêler à une querelle de ménage. Elle ne vouait pas une très grande estime à son gendre, mais elle appréciait sa dureté en affaires, qualité qu’elle avait appris à respecter depuis son plus jeune âge.

Elle glissa un coup d’œil au pilote qui ne devait pas en perdre une miette malgré le bruit des moteurs. Quand on appartenait à une famille aussi riche que la leur, on avait pour premier devoir de garder sa dignité devant les inférieurs. En tout cas, c’est ce que Médée s’était efforcée d’enseigner à ses trois filles et ce que son défunt mari lui avait toujours répété. Malheureusement, Irène n’avait pas l’air de comprendre et ne désarmait pas :

« Rien pour la Noël, rien ! Tu as vu ce que Socrate a offert à ma sœur pour l’anniversaire des jumeaux ? »

Médée la toisa d’un air sévère :

« Irène ! Et le pétrolier qu’Herman t’a donné ?

— C’était l’an dernier ! Et qu’il les garde, ses pétroliers ! Je n’en veux pas ! Pour ce à quoi ils me servent ! »

Tendu à craquer dans sa colère, Kallenberg fit un ultime effort pour se contenir. Saisissant la cuisse d’Irène dans son battoir de lutteur, il en pinça un large morceau de chair qu’il écrasa et tordit en un mouvement circulaire. Pour étouffer le gémissement sourd que poussait Irène, il adressa un gros rire à sa belle-mère et, sur un ton badin :

« Ne faites pas attention, madame… Notre Irène est bouleversée par les événements… Elle plaisante… »

Les lèvres de Médée esquissèrent un sourire mince. Elfe contempla distraitement, minuscule et dérisoire sur le miroir brisé de la mer, un voilier blanc qui se dirigeait vers la terre. Tout près d’elle, volant sur sa gauche, elle apercevait le visage impassible des trois Arabes que son autre gendre, Socrate, avait conviés.

Steve porta la main à la poche de sa combinaison pour y prendre une cigarette. Au moment de saisir le paquet, il eut l’intuition qu’il ne fallait peut-être pas. Il se retourna brièvement, la main droite toujours dans sa poche, la gauche tenant fermement le manche. Les trois autres braquaient leurs yeux sur lui, des yeux noirs et vigilants. Un homme, deux femmes, des paysans endimanchés, au visage de granit. Avant le départ, Jeff, qui était le pilote personnel du patron, lui avait glissé :

« C’est pire que d’habitude. Je ne sais rien, ni où, ni pourquoi, ni comment. Tu n’as qu’à suivre. »

Il suivait donc. Tout ce qu’il demandait, c’était d’être rentré à Athènes pour l’heure du dîner. Il avait rendez-vous avec une fille beaucoup plus jeune que lui mais à qui il ne semblait pas déplaire. D’ailleurs, l’autonomie des appareils était de trois heures. En mettant les choses au pire, le vol en avant ne durerait jamais qu’une heure au plus. Après quoi, il faudrait bien rebrousser chemin sous peine de boire la tasse. Elle s’appelait Jane et n’avait même pas dix-huit ans. Il se retourna encore, franchement cette fois, pour esquisser un sourire à ses passagers : il en fut pour ses frais, pas un ne broncha. Trente mètres devant lui, il voyait dans l’appareil d’Edward ces bizarres curés grecs avec ces chapeaux marrants sur la tête. En Amérique, ils n’en avaient pas de comme ça.