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Depuis bientôt une heure, le Grec avait la rigidité d’une statue. Emprisonné dans le harnais de sa ceinture de sécurité, vissé à son siège, il gardait le nez sur le store qui le séparait de son pilote, le contemplant comme si sa surface lisse et noire avait été couverte d’enluminures visibles de lui seul. De temps en temps, à sa droite ou à sa gauche, il jetait un coup d’œil sur l’espace, sentant à proximité la présence des autres appareils. Ou alors, il se penchait au-dessus du vide et regardait la mer, fixement. Auparavant, quand ils étaient encore en vue des côtes, il avait aperçu un bateau se dirigeant vers la terre. Les passagers avaient fait de grands gestes amicaux en direction de l’insolite caravane aérienne.

S.S. était furieux de n’avoir pas le ciel pour lui tout seul. Dans les six appareils qui collaient au sien, il avait dû répartir ceux qu’il lui avait été impossible d’écarter du voyage. Irène, sa stupide belle-sœur, ce salaud de Kallenberg et la vieille Médée, leur belle-mère commune. Il y avait aussi quelques popes, relations personnelles de la famille, les trois paysans qu’il avait consultés deux jours plus tôt et Melina, sœur d’Irène et de Lena. Dans deux autres appareils avaient pris place trois armateurs richissimes, cousins affectueux et ennemis implacables, puis, Hadj Thami el-Sadek flanqué de ses deux gorilles. L’émir avait longuement insisté pour retarder son retour à Baran afin de participer. Au point d’intimité où ils en étaient…

Malgré ses épaisses lunettes noires, le Grec était aveuglé par la réverbération, quand un éclat de soleil, rebondissant sur une vague au gré d’une inclinaison de l’hélicoptère, venait le frapper dans les yeux. Par la porte grande ouverte de l’appareil, il tendit la main pour éprouver le choc de l’air tiède, la laissant s’abandonner à cette pression comme si elle eût été indépendante du reste de son corps. Il la laissa flotter ainsi une minute puis la ramena sur un petit coffret de bois posé sur ses genoux.

En cet instant, il se demanda avec anxiété s’il n’allait pas craquer. Pourtant, c’est elle qui l’avait voulu, c’était son désir formel, son rêve impossible, le vœu si souvent formulé devant les témoins de sa vie quotidienne. Ce vœu, c’était à lui que revenait l’horreur de l’accomplir. Tout de suite. Ses mains, qu’une manucure attachée à sa personne lui soignait chaque matin, caressèrent le coffret, boîte rectangulaire de trente centimètres de long, quinze de large, quinze de haut. À peu de chose près, les dimensions d’une boîte à couture. Il fallait qu’il se décide à l’ouvrir. Déjà, ils étaient bien trop loin… C’était maintenant ou jamais. Il fit jouer un minuscule loquet, hésita à soulever le couvercle, le souleva, le rabattit, le souleva à nouveau en prenant bien soin de ne pas regarder à l’intérieur. Il dut faire appel à toute sa volonté pour forcer ses yeux à se baisser sur le contenu de la boîte : de la poussière.

Alors se passa une chose tout à fait inattendue : sans qu’il eût conscience qu’elles aient pu jaillir de lui, de grosses larmes roulèrent sur ses joues. Il sentit la rage l’envahir de les voir couler sans son consentement. Elles l’humiliaient, le replongeant malgré lui à une époque qu’il croyait révolue et dont il s’était cru protégé, pour toujours, le temps abhorré de son enfance. Il serra les lèvres, reporta les yeux sur l’immensité de l’eau au-dessus de laquelle explosait infiniment cet insoutenable soleil blanc.

Il essaya de refouler le premier sanglot qui lui montait dans la gorge, le refusant, crispant désespérément les muscles de son larynx, mains nouées l’une à l’autre, tout son être accroché à cette unique volonté, ne pas pleurer. Puis, quelque chose creva, une espèce de hoquet géant qui le secoua tout entier. Il se laissa aller… Il ouvrit entièrement le coffret, enfouit ses deux mains dans ce sable si fin qui, hier encore, avait été amalgamé d’une autre façon, selon d’autres volumes, éléments formés d’os et de chair, de cheveux et de sang. Cendres qui avaient été des yeux, des lèvres, cendres de sa mère. Avec rage, toujours secoué de longs sanglots, il en prit une poignée dans sa paume, la referma, sortit le bras du fuselage, relâcha la pression de ses doigts, présenta la main à plat sous le vent qui en chassa la poussière, le libérant des cendres et de ses souvenirs insupportables. Sa main revint au coffret, se remplit à nouveau de cendres qui se dispersèrent dans l’espace.

Quand la boîte fut presque vide, il resta un long moment étranger à tout. Puis, il lança dans l’interphone :

« Arrêtez-vous. Que les autres forment le cercle. »

Au changement de régime du moteur, il perçut que Jeff avait exécuté l’ordre.

Immobile maintenant, point fixe suspendu dans l’espace, l’hélicoptère brassait l’air en un long chuintement. Autour de lui, les autres appareils se rangèrent en cercle, se cabrant à leur tour en plein ciel, très haut au-dessus de la mer. D’un œil froid, en un long regard circulaire, Socrate examina avec attention les visages tendus vers lui. Il distinguait chacun d’eux très nettement. Les voisins de sa mère, paysans fermés, farouches, qui lui avaient révélé deux jours plus tôt de quelle façon elle aurait souhaité être ensevelie. Médée Mikolofides et Melina, l’émir et ses gorilles, les cousins rivaux, les popes de circonstance, tous figés et l’observant, comme Lena, sa propre femme dont il était certain qu’elle pleurait bien qu’il fût trop loin pour voir ses larmes, et Irène, et Kallenberg, qu’il dévisagea intensément, pensant en un éclair qu’il allait payer avec usure. Levant les bras, il montra le coffret, le maintint un instant dans cette position et, lentement, le renversa. Les dernières cendres s’en échappèrent, voltigèrent dans le vent et disparurent. Le Grec crut entendre, devina plutôt malgré la rumeur des moteurs, que les popes psalmodiaient un chant funèbre. Il referma le coffret, le posa sur ses genoux. Tout devint immobile, suspendu, comme si le temps se liquéfiait. Finalement, il articula :

« On rentre. »

Ni lui ni les autres n’avaient plus rien à faire ici. Le mouvement des pales s’intensifia, son hélicoptère vibra, bascula et repartit vers le nord en direction de la terre. En une vision brève, il enregistra que la limite entre le ciel et la mer, d’horizontale, était devenue verticale. Puis, tout se stabilisa. Derrière lui, dociles, les autres appareils vinrent former cortège.

Le passé était mort.

DEUXIÈME PARTIE

11

Timidement, la jeune fille approcha un crayon à feutre du ventre de sa patiente. C’était la première fois qu’on lui demandait un travail de ce genre. Elle avait pourtant rencontré des femmes ayant toutes sortes de désirs bizarres, des femmes âgées, surtout, qui faisaient soigner leur corps pendant quinze jours pour donner à leur gigolo, avant la juste rétribution de leur fougue, une illusion d’une heure. D’autres, qu’un puritanisme paralysant et agressif condamnait à la chasteté, faisaient un transfert sur un chien, promu par leurs soins à la qualité de Dieu le père, d’amant, de bébé, de compagnon pour la vie. Il n’était pas rare, l’hiver, que la petite bête eût un manteau assorti à celui de sa maîtresse, vison bleu ou zibeline, panthère noire ou astrakan, collier serti des mêmes joyaux, bout des ongles enduit d’un vernis de la même couleur. Au moment où le crayon allait toucher son pubis, la cliente interrogea :

« Margy, avec quoi faites-vous votre dessin ?

— Avec un crayon, madame.

— Quel crayon ?