— Un crayon à feutre bleu.
— Vous êtes folle ou quoi ? Comment voulez-vous que ça parte, après ? Prenez un crayon à cils ou un truc de ce genre, qu’on puisse nettoyer à l’eau. Je n’ai pas envie d’être tatouée ! »
La jeune fille alla chercher un crayon à cils dans une boîte, ne pouvant s’empêcher de lorgner avec un brin d’envie le corps dénudé allongé sur la table de soins. Elle n’était pas mal non plus, mais ressentait la supériorité de l’autre, sans bien comprendre en quoi elle résidait. Voyons… les jambes étaient belles, mais il y en avait de plus parfaites. Elles étaient même un peu lourdes du haut, les cuisses plutôt fortes. En revanche, les chevilles lui semblaient miraculeuses, dont on aurait pu faire aisément le tour en les encerclant entre le pouce et l’index. Les seins étaient normaux, en pommes, attachés haut, presque sous la clavicule. Les fesses trop volumineuses peut-être, mais après tout, les hommes aimaient ça. La plupart d’entre eux s’affichaient avec des mannequins immenses et filiformes, qu’ils sortaient non pas pour eux-mêmes mais pour la galerie, et prenaient ensuite leur plaisir avec des prostituées mafflues, aux formes lourdes et épaisses de percheron. Margy le savait, des copains à elle le lui avaient dit, et au début, elle n’avait pas voulu les croire. Dans ces conditions, pourquoi toutes ses clientes se damnaient-elles pour être maigres ? C’était bien la peine ! Cela non plus, elle ne le comprenait pas. Elle revint à sa patiente, subissant à sa proximité le magnétisme qui se dégageait de son corps. L’autre la regarda d’un petit air ironique :
« Alors, c’est si difficile que ça à dessiner ? » Margy ne put s’empêcher de sourire. Tenant délicatement son crayon, elle traça sur la peau, pénétrant dans la toison drue et noire du pubis, l’esquisse d’un cœur. Quand elle eut fini, elle se redressa :
« Voilà. Vous voulez regarder ? Ne bougez pas, je vais vous chercher une glace. »
Elle infléchit le miroir vers la jeune femme nue qui eut l’air satisfaite :
« Bravo ! Tâchez de ne pas rater le reste. Vous savez qu’il faut deux mois pour que ça repousse ? »
À l’aide de longs ciseaux, Margy entreprit de couper tous les poils qui n’étaient pas inscrits dans son dessin. Elle s’appliquait à ne pas faire de bavures. Les poils coupés, souples et torsadés, chutaient sur le bord des cuisses et sur le ventre. Margy tenta une boutade :
« Je devrais les ramasser et les vendre, en précisant qu’ils viennent de vous : ma fortune serait faite.
— Oui, en médaillon, ils ne seraient pas mal. Je vous indiquerai des clients. Je connais pas mal de fétichistes. »
Margy fignola son œuvre. Avec un blaireau elle passa doucement de la mousse sur les parties extérieures au dessin. Puis, saisissant un minuscule rasoir, elle racla délicatement la peau hérissée des racines noires que n’avaient pu atteindre les lames de ses ciseaux. Quand l’opération fut terminée, Margy, surprise par la perfection de son travail s’exclama :
« Venez vous regarder ! C’est formidable ! »
La jeune femme se leva, s’étira et se planta devant un miroir formant l’un des quatre murs de la cabine. L’effet était saisissant : sur son corps galbé et hâlé, le pubis avait pris la découpe délicate d’un petit cœur noir de gazon doux et souple. Elle dit rêveusement :
« Voyez-vous, Margy, il faut toujours laisser à un homme la possibilité de choisir lui-même l’endroit où il souhaite que se situe notre cœur. Ma note, s’il vous plaît. »
À travers une tenture, Margy lança à une caissière invisible :
« La note de Miss Nash-Belmont. »
Puis, à Peggy, étourdiment :
« C’est votre fiancé qui va être content ! »
Elle se mordit les lèvres d’avoir proféré une bourde pareille. Malgré la familiarité qu’elle affectait envers ceux qui la servaient, Peggy pouvait avoir des réactions dangereuses…
« Quel fiancé, Margy ? »
Trop tard pour biaiser, il fallait faire face. En rougissant :
« Eh bien… M. Fairlane… »
Peggy se jetait un dernier coup d’œil dans la glace :
« Ah !… Ce pauvre Tony… Vous savez, nous sommes de moins en moins fiancés. En fait, je crois même que nous ne le sommes plus du tout. »
Par un réflexe dont elle se maudit, Margy agita les pieds dans le plat :
« Quel dommage…
— Ah ! oui. Pourquoi ?
— M. Fairlane… est un si bel homme…
— Je vous l’accorde volontiers. Mais il est tellement con ! »
Interloquée, Margy sortit de la cabine pour que Peggy achève de se rhabiller. Elle se demandait la tête qu’aurait fait son petit ami si la même fantaisie lui avait traversé l’esprit : comment ça peut réagir, un homme, quand il découvre que la femme aimée a son cœur dans son slip ?
Dans la salle du Concert Hall de Los Angeles, les trois hommes n’en menaient pas large. De l’humeur de cette dingue allait dépendre leur avenir immédiat. Seule, une ampoule nue descendant des cintres jetait sur l’immense plateau une lueur maigre, accusant les traits, creusant de grandes zones d’ombre sous les pommettes. Le reste du vaisseau fantastique se perdait dans une inquiétante pénombre, trouée ça et là par le vague reflet des longues housses en plastique recouvrant les rangées des mille fauteuils de velours cramoisi. Lieu créé pour la lumière, la foule, la fête et la musique, qu’un caprice de la Menelas allait rendre à la vie, aux bravos et aux cris, ou vouer à la poussière.
L’un des hommes se racla discrètement la gorge, ce qui eut pour effet de lui attirer un regard venimeux de la Menelas. Incapable de lui faire face, le directeur du Concert Hall baissa les yeux imprudemment. Vingt ans de carrière lui avaient pourtant donné l’habitude des grands interprètes, de leurs lubies, de leurs phobies extravagantes, de leurs tics. Mais la Menelas, c’était autre chose ! Elle semblait contenir en sa seule personne les innombrables possibilités d’explosion brutale de tous ses pairs réunis.
« Où est le piano ? »
Le directeur se hasarda à relever timidement la tête : elle était bien bonne celle-là ! Il crevait les yeux, le piano, on ne voyait que lui sur la scène, les reflets fauves de ses parois, l’ivoire de ses touches, sa masse lourde d’outil de professionnel. Il balbutia :
« Pardon ?… »
La Menelas roucoula :
« Je vous demande où est le piano ? »
Écrasé par un sentiment de culpabilité révoltante, il hocha la tête en direction de l’instrument. La Menelas feignit de le découvrir avec un air de stupéfaction :
« Ça ?… »
Elle le considéra les narines pincées, comme s’il eût été un objet sans contour précis exhalant une odeur désagréable, ne se décidant pas à l’effleurer du bout des doigts…
« Est-ce que vous êtes en train de me dire que vous souhaitez me voir jouer avec ÇA ?
— Madame… Léonard Bernstein… Arthur Rubinstein…
— Qui ça ?
— Léonard…
— Connais pas !
— Arthur…
— Je ne veux même pas le savoir !… Voyons… Est-ce un Beechstein ?
— Non… Mais…
— Pas un Beechstein ?… s’adressant à l’un des trois hommes… Mimi ! Dis-leur que rien n’est fait ! »
Mimi se retourna d’un air navré vers le directeur, ouvrant les bras en signe de résignation. L’autre bégaya :
« Madame… Je vous donne ma parole que ce piano…
— Mimi ! Dis à ce monsieur que je n’envisage pas de discuter avec lui ! Cette chose… là… n’est même pas suffisante pour qu’un débutant y fasse ses gammes ! »