— Ils l’ont agrafé il y a deux ans. Les contrôleurs des Finances… En 1945, il n’y avait plus un seul bateau en Europe. La guerre avait tout rasé. Presque tous les armateurs ont été ruinés. Tous, sauf les Grecs, le tien entre autres. Avant les hostilités, ces salauds avaient l’habitude d’assurer leurs navires au-dessous de leur valeur pour ne payer que des primes insignifiantes. En 1939, les compagnies en ont eu marre d’être flouées. Systématiquement, elles décidèrent que les cargos et les pétroliers battant pavillon grec seraient assurés au forfait, quelle que soit leur valeur. Dans un sens, c’était injuste, car des vieux rafiots devaient payer des primes dix fois supérieures à leur valeur réelle. Qu’est-ce que tu veux, ils étaient énervés, c’était à prendre ou à laisser. Là-dessus, crac ! le grand chambardement commence. Quand la guerre finit, qui voit-on en premier aux guichets des réclamations ? Les Grecs ! Et j’exige des dommages de guerre, et il faut que les Lloyd’s me remboursent tout de suite, et il est de votre devoir de m’octroyer des prêts pour reconstituer ma flotte… Le pactole, quoi… Une pluie d’or sur leurs têtes…
— Ces types ont du génie !
— Attends ! Ne sois pas dégueulasse ! Pendant ce temps, il y a de pauvres poires d’Américains qui y sont restés !
— C’est la vie, non ?
— Oui, celle des autres. Mon frère, par exemple.
— Pardon, Scott.
— Ça va…
— Je suis désolée pour William. Mais quand on a les ambitions que tu as, il faut être réaliste. La guerre n’a jamais empêché les affaires. Tu fais l’idiot ou quoi ?
— Dès que l’Europe a été libérée par nos soins, on a bradé nos surplus. Là-bas, ils n’avaient plus un chantier naval debout. Qui s’est précipité pour acheter nos liberty-ships ?
— Les Grecs.
— Tu as gagné un paquet de lessive ! Tu peux même dire le Grec. À lui tout seul, Satrapoulos en a acheté vingt-cinq pour trois fois rien, une misère, douze millions de dollars. Et avec ça, vogue la galère ! D’artisan à qui on faisait la charité, il passait au rang des concurrents dangereux de nos propres transports pétroliers. Ses bateaux tournaient vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les équipages se relayaient nuit et jour.
— Et alors, c’est illégal ?
— Non. Mais ça agaçait nos propres armateurs. En 1947, on a fait une deuxième vente. Mais cette fois, nuance, il fallait être citoyen américain pour bénéficier de la manne.
— Vous n’étiez pas très sport envers lui. C’est sans doute ce que vous appelez le libre jeu de la concurrence ?
— Ne t’inquiète pas, il s’en est très bien sorti ! Un coup fumant ! Il a créé des sociétés américaines ou en a racheté d’autres qui étaient en faillite. Bien entendu, elles restaient majoritaires dans le nouveau holding, mais comme c’est lui qui les finançait en sous-main… Il leur balançait vingt-cinq pour cent des acomptes, gardait pour lui quarante-neuf pour cent des actions, et allez donc ! Il nous a encore eus d’une trentaine de liberty-ships !
— Il les a payés ou pas ?
— Quarante-cinq millions de dollars.
— Qu’avait-il à se reprocher ?
— Rien ! Mais entre-temps, ses bateaux qui marchaient à toute vapeur lui avaient peut-être rapporté cinquante fois plus !
— Ma parole, mais vous étiez jaloux !
— Quand on en a eu marre, on a lâché sur lui les types du Trésor. Première mesure, ils ont saisi dix-huit navires qui se trouvaient dans les eaux américaines…
— C’est élégant, bravo ! Dis donc Scott, qui vole qui dans ton histoire ? J’espère qu’il a pu récupérer ses cargos ?
— Tu penses s’il s’en foutait ! Ils étaient bons pour la casse, et avec ce qu’ils lui avaient déjà fait gagner ! C’est à ce moment-là qu’il a commis sa seule maladresse : il a eu le tort de se pointer à New York, pour la forme. On l’a coffré.
— Longtemps ?
— Hélas ! non, une nuit ! »
Peggy hurla de rire :
« Il vous a ridiculisés ! »
Scott retint à grand-peine un sourire. Quelle que soit la façon dont il ait tourné son récit, il n’y voyait qu’une conclusion possible : c’est vrai, jusqu’à présent, le Grec les avait toujours roulés ! Il eut assez d’humour pour raconter la suite :
« Ce n’est pas tout ! On l’a relâché le lendemain car la prison était envahie par une nuée d’avocats internationaux, niais on a maintenu les poursuites pour infraction à la législation des transports. On lui a imposé une transaction : mettre trente de ses navires sous pavillon américain de telle sorte que le trust ne puisse être contrôlé que par deux Américains, et plus par lui.
— Il a accepté ? »
Scott éclata de rire :
« Tout de suite !
— Pourquoi ris-tu ? C’est drôle ?
— Tu n’as pas entendu le plus beau ! Les deux Américains en question, tu sais qui ? Ses propres enfants dont il avait fait, à leur naissance, des citoyens des États-Unis !… Des gosses de sept ans présidents ! Et sous sa tutelle !
— Mais c’est fantastique ! Scott ! Tu n’es pas sport ! Tu devrais tirer ton chapeau !
— Pour ses funérailles. Tout a une fin. Maintenant, ils vont lui mettre de nouveaux bâtons dans les roues. Et à l’autre aussi, son beau-frère.
— Kallenberg ? Mais tu sais bien, je t’ai raconté ! Quand je t’ai connu, j’arrivais de chez lui à Londres. Une soirée démente, complètement dingue, où on avait fêté Noël la nuit du 15 août avec neige, chasseurs alpins et tout le tremblement !
— Et pendant ce temps, moi, je t’attendais comme une cloche !
— Évidemment, tu ne me connaissais pas encore ! Ce que tu devais souffrir… Tu sais, c’est marrant, parce que Kallenberg et Satrapoulos se détestent. Et ça se complique du fait que tous deux haïssent leur belle-mère, la vieille Mikolofides.
— Mais c’est du Sophocle !
— Tu ne crois pas si bien dire ! Dans cette famille, il n’est question que de savoir qui réussira à éliminer les autres ! La matrone fait des coups en douce à ses deux gendres, leurs femmes ne pensent qu’à se faucher leurs maris…
— Belle mentalité…
— Deux connes sans intérêt, sans parler de la troisième qui est, paraît-il, complètement louf, une espèce de mystique à la gomme. Mais ça, on s’en fout non ?… Tu ne vas pas te priver d’un allié pareil ? Viens seulement une heure chez Nut, au moins, tu verras sa tête !
— Il y sera vraiment ?
— Bien sûr ! Chaque fois qu’elle divorce, Nut n’oublie jamais d’inviter tous ses anciens amants !
— Elle était avec lui ?
— Toujours, entre deux mariages. Une vieille histoire.
— Elles sont parfaites, tes amies…
— Est-ce que je m’occupe des tiens ? Nut est fabuleuse ! On se dit tout depuis dix ans, on ferait n’importe quoi l’une pour l’autre.
— Qui te prouve qu’il viendra ?
— Tu as l’air d’oublier que, pour l’amour de toi, je suis capable de rendre des points à Mata-Hari ! Tu as entendu parler de la Menelas ?
— Comme tout le monde, oui… Elle chante ?
— Non, barbare, elle joue du piano !
— Le rapport ?
— J’avais appris par Nut que Satrapoulos était un admirateur inconditionnel de la Menelas. Elle a fait savoir au Grec que son idole serait de la fête. Voilà, c’est tout.
— Elle va pas jouer au moins ? Je déteste le classique !
— Prétentieux ! Tout l’argent de ton parti ne suffirait pas à payer un seul de ses récitals !