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La puce à l’oreille, désireux de contrer sa belle-sœur, il s’était renseigné sur sa vie et avait appris avec stupéfaction qu’elle avait des liaisons brèves et sans lendemain avec des gens de maison, des popes ou des soldats. Information navrante en elle-même, mais réjouissante en fonction de l’irrésistible Kallenberg, si vaniteux, si imbu de lui-même. Et encore, était-ce vrai ? Il était gêné de le croire. Si les faits imputés à sa belle-sœur étaient exacts, pourquoi les allusions d’Irène sur Lena ne le seraient-elles pas ?

Tourmenté, il se mit à arpenter sa chambre, partie infime de la suite royale qu’il louait au Pierre à l’année : À chacun de ses passages, il marchait sans les voir sur les trois costumes qui gisaient par terre, dans la position où ils étaient tombés. Chacun d’eux lui avait coûté deux cents livres. Il passa dans le salon et prit un paquet posé sur un fauteuil. Avec agacement, il tenta d’en briser les attaches. N’y arrivant pas, il se rendit dans la salle de bain et en ressortit avec une lame de rasoir qu’il utilisa pour les sectionner. Du carton s’échappa un bric-à-brac de vêtements anachroniques : une tenue de corsaire qu’il enfila, pantalons noirs élimés au-dessous des genoux, chemise râpée rouge sang, bas de soie blanche. Il s’admira : pas de doute, les compagnons de la Tortue avaient une autre gueule que les mannequins gris et noirs de Saville Row ! La touche finale fut donnée par un tricorne noir frappé sur le devant de la légendaire tête de mort. Il le plaça sur sa tête en différentes positions, cherchant à trouver celle qui lui donnait l’air le plus guerrier. Il retourna dans le salon et s’empara, dans le porte-parapluies, d’un sabre d’abordage. Il le glissa dans sa ceinture. Pas de chance, il était si long qu’il traînait par terre. Il en remonta la poignée qui vint buter sur son plexus. Cette fois, le bout du fourreau ne raclait plus la moquette. Il bomba le torse… Si la Menelas n’était pas séduite, c’était à désespérer de tout ! Seul inconvénient, il ne pouvait plus se baisser. Le pommeau lui entrait désagréablement dans l’estomac. Maladroitement il dégaina et fit quelques moulinets énergiques au-dessus de ses épaules. C’était incroyable la façon dont vous métamorphosait le port d’une arme ! Il se sentit l’humeur farouche et brûla de provoquer un insolent en duel, pour l’amour de quelque belle.

Peggy était allongée tout habillée sur son lit, de grosses compresses de camomille sur les yeux. Quand elle avait trop de rendez-vous dans la journée, il lui arrivait de s’éclipser pendant une heure pour se réfugier chez elle et s’y détendre. À ces moments-là, nul n’avait le droit de la déranger. Claudette, sa femme de chambre, éliminait les importuns et coupait le téléphone. Il était quatre heures de l’après-midi. Elle était là depuis dix minutes. On gratta à la porte…

« Madame…

— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Peggy avec aigreur.

— C’est M. Fairlane…

— Ne le laissez pas entrer !

— Madame… Il est déjà là.

— Idiote ! Qui lui a permis…

— Madame… Il se l’est permis tout seul. »

Peggy sauta de son lit. Périodiquement, ce grand dadais la relançait, trop vaniteux pour admettre qu’une femme pût désirer ne jamais le voir.

« Où est-il ?

— En bas.

— Ça va. Laissez-moi. »

Claudette disparut dans une antichambre, l’air pincé : comment pouvait-elle refuser l’entrée de l’appartement à ce beau garçon qui y était venu si souvent ? Sa courtoisie était telle qu’il lui avait même apporté, un jour…, un bouquet de fleurs. Peggy s’essuya les yeux, rajusta les plis de sa robe, tapota ses cheveux et dévala les marches.

Tony était là. Elle attendit qu’il parle le premier, en équilibre sur une marche, la main crispée sur la rampe…

« Alors ? On veut effacer Tony Fairlane de sa vie ?

— Tu parles de toi à la troisième personne maintenant ? Qu’est-ce que tu veux ? »

Comme toujours, il était tiré à quatre épingles, alpaga bleu marine ultra-léger, cravate club de couleur sobre et, émanant de lui, une aura d’autosatisfaction. C’était un fait, Tony s’aimait. Avant chaque sortie en public, il passait des heures entières devant son miroir, vérifiant la perfection de son bronzage, l’éclat de ses dents, épilant l’un des poils de ses sourcils pour défaut d’alignement, brossant sa langue afin de lui donner cette couleur rose vif propre aux gens bien portants. Chaque matin, une spécialiste japonaise venait à domicile pour soigner ses pieds et ses mains et il ne manquait jamais de se rendre chez son dentiste une fois par semaine au moins. De ces attentions constantes et maniaques à sa propre personne résultait une apparence de mannequin superbe et triomphant, isolé dans son narcissisme par la certitude d’être unique, sans concurrence. Peggy détestait Tony. À aucun moment, elle n’avait pu le distraire de lui pour qu’il la voie, elle. Quand il disait « je t’aime » — il le lui avait dit deux fois, dont une où il était ivre — il fallait entendre « je m’aime ». Le jour où il avait prononcé ces mots sans avoir bu, il tenait Peggy dans ses bras, dans la vaste chambre d’un palace de Nassau. Étonnée, la jeune femme s’était légèrement dégagée de son étreinte pour observer son expression.

Elle avait eu le choc de sa vie : dans son dos à elle, il y avait un miroir dans lequel Tony contemplait son image, et c’est à cette image qu’il avait adressé sa déclaration d’amour. En ce temps-là, elle voulait se persuader qu’elle tenait à lui, pour justifier ces fiançailles imbéciles. Plus tard, elle avait osé formuler la pensée qu’elle refusait de s’avouer : « C’est un crétin. Je ne le vois pas parce qu’il est beau, mais parce qu’il est riche et qu’il agacera Scott. » Le père de Tony, en effet, possédait la majorité des aciéries de Détroit. À sa mort, Marjorie, son épouse, avait bien tenté de jouer à la veuve américaine en dilapidant une partie de ses revenus avec de coûteux gigolos, mais le cœur n’y était pas. Elle était, irrémédiablement et définitivement, une bourgeoise. Dépitée par cet échec, elle avait reporté les élans de sa chasteté forcée sur le seul phallus légal de la famille, celui du jeune Tony, douze ans.

L’enfant présentait déjà les prémices d’un caractère odieux. Cette tornade d’amour et de compliments, s’abattant sur sa tête, avait achevé de la lui tourner. À quatorze ans, il savait qu’il était le plus beau, le plus riche, le plus intelligent, le plus irremplaçable. Les rares amis qui s’accrochaient à ses basques pour l’abondance de son argent de poche le vomissaient. À vingt ans, légataire universel d’une fantastique fortune, alors que sa mère compensait ses élans refoulés par une recherche ésotérique très suspecte, il se lança dans un perfectionnisme exacerbé de son image de marque, remplaçant tous les six mois les huit voitures de son parc automobile privé, faisant tailler ses costumes à la douzaine, possédant des centaines de paires de chaussures, traînant derrière lui une cour de beautés avides de garde-robes offertes. Les échotiers, toujours à l’affût de ce qui n’est pas nécessaire, commencèrent à lui consacrer quelques lignes par-ci, par-là, ce qui eut le don d’exaspérer sa vanité et d’accroître son arrogance.

À la même époque, Peggy payait des sandwiches à son grand bonhomme distrait, dont elle attendait encore qu’il lui demandât sa main. Lassée par son silence et par le flou des projets la concernant, en trois semaines, dans un mouvement de dépit et un inconscient désir de vengeance, elle se fiançait à Tony Fairlane — dont la dernière marotte était l’élevage des pur-sang — après avoir fait sa connaissance dans un concours hippique dont elle était la vedette. Le soir de leur arrivée dans ce foutu hôtel des Bahamas, elle avait été intriguée par le trop long séjour de Tony dans la salle de bain. Elle l’attendait dans le lit depuis une demi-heure déjà, vêtue d’une chemise de nuit translucide essayant de ne pas trop penser à Scott dont l’image la hantait. Énervée, elle se leva, traversa la chambre et alla frapper doucement à la porte de la salle de bain : pas de réponse. Seul, une espèce de souffle rauque et saccadé lui parvint. Inquiète, elle entra et fut sidérée par le spectacle : au pied du lavabo, il y avait plusieurs haltères et des extenseurs dont elle se demanda d’où son fiancé tout neuf avait bien pu les sortir. Et au fond de cette cage en céramique, serré à la hauteur des reins dans une multitude de lainages, parallèle au sol, les pieds en équilibre sur le rebord de la baignoire, le buste en avant, les mains en appui sur le tapis recouvrant les carreaux de faïence, Tony, faisant des tractions frénétiques.