« La fessée est terminée. Rhabille-toi ! »
Maté, il se redressa et remit la ceinture qu’elle lui avait jetée.
« N’oublie jamais ! Et maintenant, calte ! Dehors ! »
Il s’ébroua vaguement…
« Dehors ! »
Au moment où il passait devant elle pour atteindre la porte, elle lui cracha en plein visage. C’est alors qu’elle vit Claudette, l’air bouleversé, abasourdie, incrédule. Peggy se mordit les lèvres et lui lança d’un ton féroce :
« Inutile de vous déranger pour raccompagner monsieur. Il ne reviendra plus. »
13
Herman Kallenberg et Madame débarquèrent à l’aéroport de New York à onze heures. À midi, ils entraient dans le hall du Carlyle. À treize heures, les chefs-d’œuvre qui accompagnaient toujours Herman en voyage étaient accrochés aux murs de sa suite — une Vierge de Raphaël, la petite Lucrèce de Cranach, un autoportrait de Rembrandt, un Champ d’oliviers de Van Gogh, remplaçant avantageusement le vrai Canaletto et le faux Géricault ornant les deux chambres. À treize heures trente, Irène décidait que les tapisseries et le mobilier Louis XVI de son appartement avaient une influence néfaste sur son moral et exigeait qu’ils fussent sur-le-champ remplacés par de l’anglais. La direction objecta timidement que l’opération allait prendre du temps, mais Barbe-Bleue s’en mêla. En public, il tenait à montrer que le moindre caprice de sa femme équivalait à un ordre. Il fit donc chorus avec elle pour que tout fût changé avant le dîner, peu importait le nombre d’hommes nécessaires ou le prix de la métamorphose.
Il devait bien cela à Irène après ce qu’il lui avait fait deux jours plus tôt sur les bords de la Tamise…
À quatorze heures, ouvriers et décorateurs envahirent la suite pour y travailler fiévreusement, tandis qu’Irène, conduite par son chauffeur dans la Rolls, allait faire du shopping chez Jack Hanson avant de se précipiter chez Alexandre pour un coup de peigne. De son côté, Kallenberg se rendait à un bain de vapeur, non loin de Central Park, où il avait ses habitudes.
À dix-neuf heures, sans s’être donné le moins du monde rendez-vous, elle et lui firent une apparition simultanée dans le hall du Carlyle. Réjoui, le directeur du palace les rejoignit pour les escorter jusqu’à leur appartement :
« Je crois que vous serez satisfaits… Vous allez voir. »
Effectivement, la suite était méconnaissable. Accrochés de main de maître, les toiles de Kallenberg étaient mises en valeur par des spots à l’éclairage rasant qui en accentuaient le caractère. Irène marqua son approbation pour les nouveaux meubles par de discrets hochements de tête. Barbe-Bleue émit quelques « Parfait… Parfait… », jetant un regard bref et approbateur sur les immenses gerbes de roses disposées çà et là, la bouteille de Cliquot Brut 47 rafraîchissant dans son seau en argent.
Le directeur se rengorgea. Tout déménager en si peu de temps tenait du prodige. Son équipe avait révolutionné New York dans le courant de l’après-midi et lui-même s’était donné un mal fou pour diriger et hâter l’opération.
« Eh bien, voilà…, conclut-il. Maintenant que l’appartement est à votre convenance, pourriez-vous, approximativement bien sûr, m’indiquer la durée de votre séjour ?…
— Quarante-huit heures, lui répondit aimablement Kallenberg. Nous repartons après-demain. »
Une heure à peine après avoir humilié Tony, Peggy sonnait chez Lindy « Nut » Bambilt. Leur amitié était assez forte pour ne se plier à aucune convenance. En cas d’urgence, quand l’une d’elles voulait voir l’autre, elle passait un coup de téléphone et disait : « J’arrive. » Plus secouée qu’elle n’aurait voulu l’être, Peggy se laissa tomber dans un fauteuil.
« Tu peux me servir à boire ?
— C’est grave ? demanda Nut en sortant d’un bar des verres et une bouteille de scotch.
— Tu es seule ?
— Oui, pourquoi ?
— Gus n’est pas là ?
— Non. Qu’est-ce qui se passe ?
— Oh ! rien !…
— Dis-moi. »
Peggy portait son verre à ses lèvres.
« Tu veux de la glace ?
— Non merci, ça va, sec.
— Raconte…
— C’est ce con.
— Il est revenu ?
— Oui. »
Nut hésita…
« C’était… moche ?
— Avec lui, toujours. Je te dérange ?
— Idiote…
— Avec ton divorce…
— J’ai l’habitude. »
Peggy sourit et se détendit légèrement : c’était ça, Nut ! Elle ne se démontait jamais. Elle était longue et souple, trente, trente-cinq ans, un peu plus peut-être. En tout cas, elle n’avait jamais confié son âge à Peggy qui, de son côté, avait été assez discrète pour ne jamais le lui demander. Même l’amitié la plus solide a des limites. Quand Nut bougeait, on avait l’impression qu’elle dansait. Quelque chose de félin, des pommettes hautes, des yeux immenses, un grand front bombé, une démarche orientale.
« Tu en veux un autre ?
— Si tu en prends un avec moi…
— D’accord. Tu me racontes ? »
Peggy la mit au courant. Nut ouvrit de grands yeux émerveillés :
« Non ?… Tu as fait ça ? »
Elles éclatèrent de rire.
« Sale type !… Si jamais Scott savait qu’il est revenu m’empoisonner… Dis donc, Satrapoulos, tu es sûre qu’il sera là ? »
Nut lui lança un regard ironique et amusé.
« Regarde-moi… Qu’est-ce que tu crois ?
— C’est vrai, j’avais presque oublié. Parfois, entre toutes tes aventures et tes mariages, je m’y perds un peu.
— Socrate, c’est différent. Ni un mari ni un amant. Mieux que ça.
— Pourquoi tu ne l’épouses pas ?
— Pourquoi pas ? Un de ces jours, si on a le temps.
— Scott est têtu comme un mulet. Il ne voulait rien savoir pour le rencontrer.
— Qu’est-ce qu’il a contre lui ?
— Il paraît qu’il est coulé aux États-Unis. »
Nut hocha la tête en souriant.
« Depuis le temps qu’on essaie de l’avoir… C’est un type extraordinaire tu sais. Si tu le connaissais bien… D’ailleurs, j’aime autant pas, tu en tomberais amoureuse.
— Tu penses ! Je pourrais être sa fille… Pardon… »
Peggy venait de se souvenir que, si le Grec avait une cinquantaine d’années, Gus, le mari de Nut, allait entrer dans sa soixante-douzième.
« Ne t’excuse pas, d’autant plus que tu dis vrai. Et après, quelle importance ?
— Tu comprends, il y a une foule de gens qui financent Scott. Alors, pourquoi pas lui puisqu’il est si riche ?
— Pourquoi pas… »
Par la baie vitrée du penthouse, on apercevait les arbres de Central Park, bien plus bas, à des profondeurs incroyables.
« Tu comprends, la politique et l’argent, c’est comme l’argent et la beauté, ça a toujours fait bon ménage.
— Scott est très riche.
— Bien sûr, mais tu ne sais pas combien ça coûte ! Il n’y a au monde aucune fortune privée qui puisse subvenir au financement d’un parti politique ! C’est un gouffre ! Le nombre de millions qui ont déjà été engloutis pour les Novateurs !
— Pourquoi tiens-tu tellement à ce que Scott monte aussi haut ?
— Mais, de toute éternité, il est fait pour être le premier ! Tu ne le connais pas ! Il est beau, il est merveilleux, il est… irrésistible ! Si tu l’entendais parler des choses qui lui tiennent au cœur !… Pour l’instant, il a besoin de tout le monde, mais plus tard… Tu verras !… Enfin, puisque tu es sûre que Satrapoulos viendra…