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— Tu n’as pas confiance, hein ?

— Je voudrais tant qu’ils se rencontrent !… Ils sont faits pour devenir une paire d’amis.

— Ne t’inquiète pas, il sera là. Même s’il ne le faisait pas pour moi, il serait obligé de le faire pour Gus. Il a besoin de lui dans ses affaires. »

Peggy hasarda :

« Et la Menelas ?… Tu lui as dit ?…

— Écoute !… Je t’ai déjà dit oui… Demain soir, ici même, j’aurai tout New York… Jamais de ta vie tu ne rencontreras une telle concentration d’armateurs et de pétroliers au mètre carré…

— Tu es triste de divorcer ?

— Bah !… Non, pourquoi ?

— C’est vrai que tu as l’habitude… Et avec Gus, tu t’en sors bien ?

— Comment ça ?

— Côté séparation… Pension alimentaire, quoi…

— Pas mal du tout. Le jour où tu te fâcheras avec ton Scott, viens me voir tout de suite, je te donnerai des tuyaux pour que tu ne t’en ailles pas les mains vides.

— Scott ?… Mais c’est impossible ! Je l’aime ! »

Nut fit la moue :

« … Si ma mémoire est bonne, il me semble avoir déjà moi-même prononcé cette phrase plusieurs fois…

— Oui, mais moi c’est différent ! Je n’ai pas ton expérience…

— Comment tu te déguises demain ?

— Chut !… et toi ?

— Chut !

— Tu me fais des mystères maintenant ?

— Et toi ?

— Oh ! Nut !… Je t’adore ! Il faut que je t’embrasse ! »

En riant, elles tombèrent dans les bras l’une de l’autre.

Ces doigts qui voltigeaient comme un envol de papillons fascinaient Emilio. Chacun d’eux semblait doué d’une vie autonome. Parfois, lorsqu’ils s’écartaient l’un de l’autre, l’auriculaire et le pouce formaient un angle de 180°, c’est-à-dire la droite parfaite, nuancée dans sa trajectoire rectiligne par les imperceptibles renflements souples de la chair. Les mains elles-mêmes se chevauchaient, s’entrecroisaient en un ballet caressant dont certaines figures s’achevaient en gifles sèches. Que des doigts pussent se livrer à une gymnastique aussi étourdissante était déjà remarquable, mais entendre les sons que ces effleurements tiraient du clavier vous prostrait dans l’ineffable. Quand Olympe jouait, Emilio avait envie de pleurer ou d’applaudir, c’était selon. Son oreille délicate attendit en vain la note résolutoire qui devait nécessairement clore une gamme particulièrement brillante : elle ne vint pas.

« Du thé !

— Hein ? »

Il avait toujours le plus grand mal à revenir sur terre après ces envolées. « Elle veut du thé », répéta-t-il machinalement tout en se précipitant pour sonner le garçon. Depuis qu’ils avaient quitté Los Angeles pour New York, Olympe avait retrouvé la grande forme. En général, ils séjournaient au Carlyle, mais le directeur du Regency avait fait de tels efforts pour que la Menelas descende chez lui… Il lui avait préparé au dernier étage du palace une immense suite et il avait poussé la délicatesse jusqu’à la faire insonoriser totalement, ajoutant, galant homme :

« J’ai fait aménager l’appartement en ne perdant jamais de vue qu’il devait être le double écrin de votre génie et de votre beauté. »

Le tout appuyé d’un baisemain à l’européenne. Il n’ignorait pas que la Menelas ne se séparait pas plus de son Beechstein que d’autres ne quittent leurs bagues ou leurs prothèses dentaires. Elle et lui, c’était à prendre ou à laisser. Sa présence dans les murs d’un hôtel était une fameuse publicité pour l’établissement. Pourtant, au Carlyle, de nombreux clients — dont chacun était lui-même une célébrité — s’étaient plaints. Non pas que les interprétations fougueuses de la Menelas leur déplussent, mais parce qu’elles avaient lieu souvent à quatre heures du matin. L’architecture de l’endroit se prêtant mal à une insonorisation absolue, il avait fallu se résigner à laisser filer l’étoile.

Un maître d’hôtel servit le thé sur un plateau d’argent bourré d’accessoires inutiles et indispensables, de l’orchidée à la longue pince à sucre en argent massif ciselé. Quand il fut sorti, Emilio, toujours sous l’enchantement, hasarda :

« Nous avons reçu un long télégramme du directeur du Concert Hall. »

Pas de réponse. Olympe, les yeux dans le vague, touillait d’une cuillère distinguée et distraite la tranche de citron dans sa tasse…

« Qui ça, nous ?

— Enfin… Moi…

— Alors pourquoi dis-tu « nous » ? Toi, ça n’a jamais été nous. »

Emilio soupira…

« Il demande un dédit énorme pour non-respect de contrat.

— Envoie-le au bain !

— Il va nous faire un procès…

— Au bain ! »

Emilio se permit un sourire discret. Elle était admirable ! Mille places louées depuis deux mois, une ville entière suspendue à sa venue, une presse enflammée et, pour contrebalancer ce récital annulé sur un coup de tête, cet « envoie-le au bain » qui planait si haut au-dessus des réalités…

Il avait l’habitude. À Genève, elle avait froidement quitté la salle au beau milieu d’un morceau sous prétexte qu’on ne l’applaudissait pas assez. À Paris, à l’instant d’un gala, elle avait jeté un coup d’œil dans la salle, avait trouvé le public « médiocre » et refusé de jouer « devant des gens trop ignares pour apprécier la subtilité de son interprétation ». Derrière elle, Emilio se battait pour arranger les choses et payer les pots cassés. Il était si absorbé par son rôle d’imprésario, d’ambassadeur ou de secrétaire, qu’il en oubliait parfois qu’il était son mari.

À vrai dire, il oubliait tout ce qui ne se rapportait pas directement à son monstre sacré, sa « panthère », comme l’avaient baptisée les journalistes friands de ses frasques. Le puissant Emilio Gonzales del Salvador, authentique Grand d’Espagne bien que ne mesurant qu’un mètre soixante, acceptait avec ferveur de voir réduites les dix syllabes de son nom redoutable aux deux phonèmes rassurants du mot « Mimi », tendre diminutif dont l’avait rebaptisé Olympe. À sa façon, il en était certain, elle l’aimait, en tout cas, il lui était indispensable. Évidemment, il lui arrivait de passer sur lui aussi ses épouvantables rages. Mais lorsqu’elle était déprimée, fatiguée ou malade, c’était sur son épaule qu’elle venait poser sa tête. Puis, elle se mettait au piano et la magie de son jeu exaltait si bien les sortilèges de Chopin qu’Emilio, la main sur le cœur, aurait pu jurer que jamais plus elle ne se mettrait en colère.

« Mimi ! »

Il fit un bond véritable…

« Oui ?

— Appelle Nut. Je veux lui demander à quelle heure elle a convoqué ses invités. Je veux être sûre de ne pas arriver en avance. Dans ce genre de raout, c’est comme dans la Bible : les derniers sont les premiers. »

« Je peux ?

— Qui t’en empêche ?

— Après tout, je suis encore ton mari… »

Gustave Bambilt accompagna ces mots d’un rire qui sonnait faux. Jamais l’idée ne lui était venue qu’une femme pût être sensible à autre chose qu’à son argent. Comme ses putains, il avait payé ses épouses. Il cassa son immense carcasse et posa le plus délicatement possible ses cent vingt kilos sur le lit.

« C’est bizarre, quand même…