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— Quoi ?

— Notre divorce… Au fait, pourquoi divorçons-nous ?

— Dis-moi d’abord pourquoi nous nous sommes mariés. Ensuite, je pourrai peut-être te répondre.

— Tu me plaisais.

— Quoi d’autre ?

— Ça suffit, non ? Qu’est-ce que tu en penses ?

— Je ne sais pas.

— Je suis passé chez mon notaire après-midi. Tout est en règle. Tu auras ce que nous avions dit.

— Bien. Tu as déjà trouvé la douzième Mme Bambilt. »

Il lui jeta un bref coup d’œil pour voir si elle se moquait de lui. Avec Nut, on ne savait jamais…

« Qui t’a dit qu’il y en aurait une douzième ?

— Oh ! Gus, sois gentil !… Pas à moi… Il ne t’est jamais venu à l’esprit de rester célibataire pendant quelques jours, un week-end par exemple ?

— Je ne me suis pas posé la question. J’ai toujours été marié.

— Pourquoi ?

— Peut-être que je n’aime pas la solitude. La première fois, j’avais dix-sept ans. Depuis, je n’ai jamais arrêté.

— Pauvre Gus…

— Et toi, tu vas te remarier ?

— Ma foi…

— Je peux ? »

Cette fois, c’est la permission de s’allonger qu’il demandait. Lindy le regarda une seconde, hésita et acquiesça d’un battement de cils. Il était très rare que Gus vînt la rejoindre dans sa chambre lorsqu’elle s’y était retirée. Elle le savait aussi inoffensif qu’il était fort et gigantesque, mais ce soir, il y avait quelque chose d’ambigu dans son attitude. Comme il était peu doué pour la ruse, désarmé même, elle en déduisit qu’il avait quelque chose à lui dire qui ne voulait pas sortir. Elle décida de l’aider.

« Qu’est-ce que tu as, mon petit Gus ?… »

Il hocha sa grosse tête colorée aux cheveux gris et lui prit la main.

« Rien. J’avais envie de bavarder, simplement.

— Dis-moi…

— C’est difficile… Comment dire ?…

— Je t’écoute.

— Eh bien, voilà… C’est drôle… Demain soir, à la même heure, nous aurons divorcé, tu seras libre. Ça fait trois ans que je t’ai épousée et j’ai l’impression de ne pas te connaître… On ne s’est pas vus souvent hein ?…

— Non, pas souvent.

— Les affaires… Je me demande bien pourquoi je fais autant d’affaires… »

Elle ironisa gentiment :

« Pour pouvoir payer toutes tes pensions alimentaires.

— Je n’ai pas d’enfant. J’ai soixante… Enfin, je ne suis plus un jeune homme… Tu y comprends quelque chose, toi ?…

— C’est difficile.

— C’est comme si je n’avais jamais profité de toi.

— Qui t’en a empêché ?

— Je ne sais pas. »

Un long moment, ils restèrent silencieux. Il gardait toujours sa main dans la sienne, qu’elle ne dérobait pas.

« Nut… Je voudrais te demander une faveur…

— Vas-y…

— C’est idiot… Tu ne voudras peut-être pas…

— Dis-moi.

— Ce soir, exceptionnellement… je voudrais dormir avec toi… dans ton lit. »

Elle ne répondit pas. Il s’inquiéta :

« Tu veux bien ? Demain, tout sera fini, tu comprends… Je voudrais… encore une fois… Tu accepterais ?

— Oui, Gus, J’accepte. »

Un sourire épanoui sur les lèvres, il se redressa avec les grâces lourdes d’un gros enfant peu sûr de ses jambes.

« Merci Lindy ! Merci !… Je vais chercher mes affaires. »

En le regardant quitter la pièce, Nut se demanda de quoi il se sentait coupable. C’était un vieillard curieux, Gus. En affaires, il aurait tondu un œuf et volé un troupeau de bœufs sans le moindre remords. Mais en amour, il fallait toujours qu’il demande la permission.

Scott craignait d’aborder sa mère pour lui dire qu’il voulait épouser Peggy. Pourtant il était né sous le signe des décisions brutales. Non pas qu’il souscrivît lui-même à la violence, mais parce qu’elle était de tradition dans sa famille, morts soudaines et coups de force, excès en tout, en fortune, en mépris pour autrui, en soif aiguë de puissance, en amour démesuré pour tout membre du clan. La religion elle-même était pratiquée avec fureur, servant parfois de hache pour abattre l’ennemi — les autres. Ainsi en avait décidé son père, Alfred Baltimore II, qui tenait lui-même sa profession de foi de son propre père, Steve Baltimore I. La devise des Baltimore était sans ambiguïté : « Nous d’abord ! »

Plus d’un demi-siècle de mise en pratique avait amené la troisième génération au seuil du rêve du grand-père : que l’Amérique soit gouvernée par ses descendants, qu’ils deviennent des monarques absolus et de fait dans une démocratie théorique. Bien avant sa naissance, Scott avait été pris en charge par ces désirs dont il était destiné, de toute éternité, à assumer la réalisation. Rien n’avait été épargné pour qu’il y parvînt.

Avant lui, ses deux frères aînés, William et Louis, avaient été élevés dans la même optique. William était mort pendant la guerre, en France, grillé dans son tank frappé par des roquettes allemandes. Louis s’était fracassé au sol, pour rien, par défi, pour avoir voulu ouvrir trop tard un parachute qui ne s’était pas ouvert du tout. Quant au père, Steve Baltimore, patriarche fondateur de la dynastie, il était si solide qu’il semblait rebelle à la mort ou à la maladie. Il avait essuyé mille dangers dont il était toujours sorti victorieux jusqu’au jour, où, malgré les objurgations de son entourage, il avait tenu à tailler lui-même les plus hautes branches du cèdre qui ombrageait sa maison. Il avait alors quatre-vingt-deux ans.

Quand il glissa du sommet de l’arbre, on le releva cassé de toutes parts, brisé, en morceaux. On le crut mort : c’était mal le connaître. Il parvint à vivre deux ans de plus, paralysé dans un fauteuil mais donnant néanmoins ses ordres.

Scott ne se demandait jamais quels étaient ses propres désirs. En fait, ne pas se poser la question était déjà lui fournir une réponse : tout en se croyant libre d’avoir choisi sa vie, Scott vivait, par sa personne interposée, le désir de domination des autres. Il était à peine en âge de comprendre que son père lui serinait déjà : « Scott, mon fils, tu gouverneras un jour le pays. » Plus tard, il s’était aperçu que ses deux frères décédés avaient entendu, eux aussi, la même chanson. Et aussi ses trois cadets. Scott ne s’en était pas senti vexé. Ce qu’il fallait, c’était que l’un d’eux, n’importe lequel, parvînt aux honneurs suprêmes pour que tant d’efforts n’aient pas été vains. Les autres suivraient. Aussi, trouvait-il normal que sa vie n’ait été qu’une longue suite d’exercices destinés à le préparer au pouvoir, quand le jour ou l’heure aurait sonné de le prendre. Au cas où il lui arriverait malheur, ses trois cadets seraient prêts à prendre la relève.

Son père, pour accroître les chances du clan, avait tenu à ce que son épouse enfantât le plus souvent possible. De leur union étaient nés onze enfants, huit garçons et trois filles. Cinq d’entre eux étaient morts, quatre garçons et une fille, Suzan, retrouvée noyée à douze ans au cours d’une partie de pêche en mer, alors que le bateau regagnait le port en pleine nuit et qu’on la croyait dans sa cabine, en train de dormir. La mer n’avait jamais rendu son corps. Quant aux deux autres garçons, John et Robert, l’un avait été emporté à huit ans par une méningite, l’autre s’était fait sauter la tête à l’âge de quatorze ans en jouant imprudemment avec un fusil chargé.

Paradoxalement, ces morts violentes, au lieu d’abattre les survivants, les dopaient en quelque sorte. Ils semblaient reprendre à leur propre compte l’énergie des disparus, pour la plus grande gloire de la famille, comme ces plantes que l’on élague et qui n’en deviennent que plus belles et plus vivaces.