Après la onzième naissance, la mère de Scott, Virginia, estimant qu’elle avait rempli les devoirs que son mari attendait d’elle, décida qu’elle partagerait désormais son existence entre la religion et l’éducation de tous ses héritiers, sans prendre sur son temps le délai d’en faire naître d’autres. Les nombreux deuils qui l’avaient frappée n’étaient à ses yeux que des épreuves, envoyées par le Seigneur pour fortifier son courage et sa détermination. Femme de fer, elle était sûre de n’avoir enfanté que des hommes de fer. Très tôt, elle leur avait enseigné que la douleur existe, mais qu’il est dans l’ordre des choses de la mépriser si l’on veut la surmonter. Elle leur avait appris aussi qu’ils étaient inégalables par rapport aux autres, tous les autres qui n’étaient pas de leur sang.
Elle professait également qu’il fallait ignorer la défaite et dompter sa propre souffrance, pour mieux supporter celle des autres. Elle citait pour la bonne bouche le mot d’un écrivain, dont elle savait seulement qu’il était français, mais en ignorant qu’il s’agissait de Chamfort : « Il faut que le cœur se brise ou se bronze. » Chez les Baltimore, il était entendu une fois pour toutes que le bronzage se devait « d’être héréditaire. Quant au cœur de Virginia, il était si tanné qu’un observateur non averti eût pu s’étonner de voir battre encore ce bout de vieux cuir. Pourtant, depuis deux ans, elle se prodiguait avec un dévouement mécanique pour son mari, Baltimore II, qu’elle appelait Fred dans l’intimité, Alfred devant son domestique, M. Baltimore en société.
Le père de Scott était atteint d’un cancer de la gorge. Sa résistance était telle qu’il survivait aux trois séances de rayons qu’on lui faisait chaque semaine, alors qu’un cheval de bonne constitution y eût déjà succombé. De cette maladie, il gardait sur le cou une cicatrice, là où on l’avait ouvert la première fois pour s’attaquer aux métastases. Pour la cacher, il avait pris l’habitude de porter des cols de chemise démesurément hauts. Depuis quelques mois, il avait de plus en plus de mal à se faire entendre. Il fallait que son interlocuteur penche son oreille vers sa bouche pour percevoir le sens de ces diphtongues sifflantes qui n’étaient jamais des questions, mais des affirmations ou des ordres. Parfois, quand son interlocuteur élevait instinctivement la voix pour se faire entendre, Alfred lui disait, en confidence, qu’il avait certainement des difficultés d’élocution, mais qu’il n’était pas sourd. Ces propos chuchotés ajoutaient au mystère de ce colosse aux cheveux gris acier, du même gris que ses yeux. On avait en permanence la sensation qu’il était détenteur de secrets qu’il vous murmurait à l’oreille, même quand on arrivait finalement à comprendre : « Il fera beau demain. »
Il était dur et impitoyable, mais savait composer de bonne foi quand il le fallait, mettant en pratique l’axiome du folklore tchécoslovaque : « Si ton ennemi est plus fort que toi, enterre la hache de guerre et fais-en ton allié. »
Il semblait que les jeux effrayants de la politique américaine, à mesure qu’ils se durcissaient, le plongeaient dans ses éléments favoris, la duplicité et la violence. Sa façon même de recevoir les gens était agressive. Sa femme et lui faisaient subir à leurs invités inconnus un interrogatoire en règle, précis et sec comme une enquête policière : « Qui êtes-vous ? Que faites-vous ? Quelle est votre situation ? Êtes-vous marié ? Depuis quand ? Combien gagnez-vous ? Quelles sont vos espérances ? »
Si les réponses n’avaient pas l’air de leur convenir, M. et Mme Baltimore II plantaient là leur invité et ne lui jetaient plus jamais un seul regard, ce qui mettait Scott, plus souple, au comble du malaise lorsqu’il s’agissait de ses propres amis.
Il se demandait, aujourd’hui que le clan nageait dans l’opulence, de quelle façon le vieux Steve, son grand-père, avait pu amasser le premier noyau de cette gigantesque fortune. Un journal d’opposition — d’opposition aux Baltimore — avait écrit qu’elle avait des origines douteuses, une certaine odeur d’armes et d’alcool de contrebande. Le patriarche, qui était alors en pleine forme, avait simplement acheté le journal, la semaine suivante, son siège social, sa rédaction, son imprimerie et ses machines. Ensuite, il avait licencié massivement la totalité du personnel, sauf l’auteur de l’article qu’il avait voulu, par sadisme, garder sous la main. De rédacteur en chef, il l’avait rétrogradé au service des informations générales, tout en lui accordant de nombreux prêts d’argent.
Quand il l’avait senti à sa merci totale, il l’avait relégué au secrétariat de rédaction, puis muté dans un vague service de publicité avant de le flanquer à la porte sous prétexte qu’il buvait. Entre-temps, Steve Baltimore I avait fait pression sur ses relations pour que nul ne l’engage. Privé de travail, le journaliste n’avait pu rembourser les dettes qu’il avait contractées. Alors, avec regret certes, mais dans un but naturel de simple morale, Steve Baltimore I avait porté plainte et on avait jeté le type en prison. Scott n’était pas toujours d’accord avec ces méthodes, mais en secret, il ne pouvait s’empêcher d’en admirer l’efficacité. Par ailleurs, on ne lui demandait pas son avis. Quand, à vingt-cinq ans, il avait été élu député à coups de millions, son père lui avait dit :
« Le truc, en politique, c’est de ne pas avoir la gueule d’un politicien. »
Scott s’y était appliqué, comme il s’appliquait à tout ce qu’il entreprenait ; au demeurant, la nature l’y avait bien aidé. Son physique d’étudiant sain et costaud, au sourire franc, presque naïf, forçait d’emblée les sympathies, celle des hommes parce qu’il semblait éclater de loyauté, celle des femmes parce qu’il avait toujours l’air un peu perdu, semblant demander de l’aide. Or, à quinze ans déjà, les yeux bleus de Scott ne mettaient qu’une minute à capter, dans l’aride page du Financial Times, ce qui était important de ce qui ne l’était pas. Ainsi en avait voulu Virginia, sa mère, qui organisait à l’intention de ses fils des déjeuners où était convié tout le gratin de Washington ayant un poids dans l’économie ou la politique. Avec un sourire enfantin et l’air de s’en excuser, le garçon en culottes courtes donnait pratiquement la leçon aux plus hautes compétences bancaires, jonglant avec les chiffres, se lançant dans des théories éblouissantes sur le profit, sa valeur morale et les moyens de le conserver, une fois acquis. Son père avait dû le freiner :
« Ne montre pas ce que tu sais. Si tu as l’air trop malin, on se méfiera de toi. Fais ce que tu veux, mais laisse aux autres l’impression qu’ils te dictent ta conduite. Tu n’auras jamais le pouvoir si tu n’as pas l’air un peu idiot. Rassure… Rassure… »
Alfred Baltimore II lui avait également recommandé, dès son plus jeune âge, de recouvrir ses actions d’une motivation morale, humaine ou charitable :
« Donne toujours l’impression à ceux que tu élimines d’agir pour leur propre bien. Si tu mets un collaborateur à la porte, dis-lui que son talent dépasse les capacités de ton entreprise. Quand tu auras acculé une affaire concurrente à la faillite, reprends-la en main sous prétexte que tu ne peux laisser son personnel en chômage. »
Scott trouvait épatant que l’on puisse être aussi malin. D’autant qu’il ne voyait dans ces opérations que le côté ludique, comme s’il avait joué au Monopoly. Mais, qui joue pour perdre ? À l’époque, il voulait être écrivain. C’était à peu près le seul enfantillage que l’on tolérât de lui, sans qu’il en fût jamais fait le moindre commentaire. Virginia et Alfred estimaient qu’un garçon aussi brillant pouvait bien avoir une faille. Lorsqu’il serait président de la Fédération, aux alentours des années 1961, il pourrait toujours rédigé ses discours, si la littérature le tentait encore et si sa fonction lui en laissait le loisir. Son mandat le conduirait jusqu’en 1969. Après quoi, Peter le relèverait à la présidence de 1969 à 1977, et le plus jeune des trois frères, Stephen assumerait ensuite le pouvoir de 1977 à 1985. Ce qui laissait amplement le temps de préparer Christopher, le quatrième garçon, à des tâches plus importantes encore puisque, d’ici là, les nationalismes céderaient le pas à une organisation centrale mondiale que Christopher Baltimore III serait tout désigné pour diriger, à l’aube du XXIe siècle. Après, on verrait…