Alfred, qui s’accordait en toute objectivité une centaine de vies, ne désespérait pas de voir un jour les enfants de ses propres enfants prendre en main les destinées de la planète Terre.
Scott regarda sa montre. Il eut peur d’être en retard et demanda au chauffeur d’accélérer. Sa mère, malgré l’adoration qu’il lui vouait, le terrifiait toujours un peu. Elle avait parfois une façon de le regarder qui le mettait dans ses petits souliers, lui faisant sentir que, quels que soient son destin et ses pouvoirs, il aurait toujours six ans pour elle au moment où elle désirerait qu’il les ait. Comment allait-elle accueillir la nouvelle ? Ses sentiments catholiques fanatiques s’accommoderaient-ils d’un mariage avec une fille de la meilleure société, certes, mais un peu trop jolie, un peu trop lancée dans le monde ?
Scott lui-même était parfois dérouté par la façon d’agir de Peggy. Bien sûr, c’est lui qui avait commis une première erreur en lui posant un lapin involontaire. Au lendemain de leur rencontre, il n’avait pu se rendre au rendez-vous qu’il lui avait fixé. Les électeurs à ménager, les mémères de Jefferson City à séduire, les édiles du Missouri à convaincre et sa propre équipe, exténuée, qui le suppliait de rester un jour de plus dans ce fief important. Le cirque habituel, quoi… Malgré la fièvre et l’agitation, il avait essayé de faire appeler par une secrétaire le restaurant où ils devaient se retrouver, le Barbetta. Mais la fille n’avait pu obtenir la communication avec New York. En tout cas, c’est ce qu’elle avait prétendu en se remettant du vernis à ongles. Il était près de onze heures du soir, il n’avait pas encore dîné, il avait renoncé. Néanmoins, deux mois plus tard, il avait eu la surprise de lire dans le Bazaar’s l’article qu’elle devait lui consacrer.
Comment avait-elle fait pour serrer la vérité d’aussi près sans avoir réellement eu le temps de le connaître ? Le papier n’était pour lui ni bon ni mauvais, teinté d’ironie de temps en temps, sans plus. Il lui avait envoyé un mot pour la remercier, mais n’avait jamais reçu de réponse.
Six mois s’étaient écoulés sans qu’il la revît. Jusqu’au soir où ils se retrouvèrent nez à nez à Washington, chez les Feydin. John Feydin était un bon copain de Scott. Chroniqueur politique au Herald, il avait le don de précéder par ses écrits l’événement de la semaine. Ses parents et ceux de Scott avaient des résidences voisines en Floride où les deux jeunes garçons s’étaient connus et liés d’amitié. Depuis, John avait épousé Monica, une marieuse furieuse dont le passe-temps favori était d’organiser chez elle des rencontres destinées à s’épanouir dans le conjugo.
Bien entendu, Monica et John, au courant de leur brève rencontre, avaient souvent parlé de Peggy à Scott, et de Scott à Peggy sans que l’un ou l’autre eût l’air particulièrement intéressé. Peggy passait ses soirées avec des masses de députés, de ministres ou de chefs d’État. Quant à Scott, les filles de la Society américaine se battaient pour avoir un flirt avec lui. À ce niveau-là, aucun des deux ne risquait d’être impressionné par les relations ou la personnalité de l’autre.
Le soir du dîner, les retrouvailles furent très froides, à peine polies du côté de Peggy qui snobait Scott avec grâce. Vexé, celui-ci se lança dans une éblouissante démonstration politique, dont Peggy, au grand désespoir de Monica, n’écouta pas un mot, accaparée par deux jolis cœurs dont les confidences chuchotées la faisaient pouffer de rire. Quand il fut l’heure de partir, Monica eut un regain d’espoir en voyant Scott glisser une phrase à l’oreille de Peggy. Le cœur battant, estimant que tout n’était peut-être pas perdu, elle vit Peggy lui répondre. Effectivement, Scott avait murmuré :
« Le soir où je devais vous retrouver, j’ai été bloqué à Jefferson City. Je vous ai fait téléphoner…
— Vraiment ?
— Oui ! Votre article était épatant ! Je vous dois une revanche.
— Ça consiste en quoi ?
— Un verre. Ailleurs. Tout de suite, maintenant ! D’accord ? On les laisse tomber ? »
Peggy hésita brièvement :
« D’accord. Rejoignez-moi à ma voiture, une Lincoln noire. »
Ce qu’avait fait Scott dix minutes plus tard, pour qu’on ne les voie pas sortir ensemble. Malheureusement, Peggy n’y était pas seule. À ses côtés, il y avait un jeune homme qui lui tenait les mains et riait avec elle. C’était — Scott devait l’apprendre plus tard — un ami qui avait reconnu la voiture de la jeune fille et s’y était installé pour lui faire une surprise. Refroidi, Scott avait tourné les talons, sans que Peggy, qui l’avait pourtant aperçu, eût fait quoi que ce soit pour le retenir.
Ils ne se revirent qu’un an plus tard, invités dans la même maison par Monica qui n’avait pas renoncé à son projet. Cette fois, la situation fut inversée. Peggy, qui n’avait pas oublié Scott, écouta avec attention ce qu’il racontait, frappée par l’ambition qui se dégageait du jeune homme.
Scott s’apprêtait alors à jeter toutes ses forces dans la bataille qui allait l’opposer à l’un des plus vieux conservateurs de la Nouvelle-Angleterre. Pour simplifier les choses, il avait eu l’idée de ne solliciter l’investiture d’aucun parti politique, mais d’en créer un lui-même, les Novateurs, dont tout naturellement il avait pris la tête. Son talent d’orateur et la fortune des Baltimore avaient fait le reste. Bien sûr, on n’aurait pas parié sur les chances qu’il avait de détrôner le vieux Palmer de son siège, mais Scott estimait que son rôle d’outsider pouvait créer la surprise. À la fin du dîner, Peggy s’approcha de lui :
« J’estime que je vous dois une explication pour la façon dont nous nous sommes quittés la dernière fois. »
Souriant et sûr de lui, Scott rétorqua :
« Disraeli a dit : « N’expliquez jamais. »
— Je ne suis pas Disraeli et je prendrais bien le verre que vous vouliez m’offrir il y a un an. Si votre proposition tient toujours, je vous attends dans ma voiture.
— Je vous rejoins. »
Il n’y alla pas. Ou plutôt, il y alla trop tard. Pris à partie par l’un des invités, il développa à nouveau le seul sujet qui le passionnait dans l’instant : comment prendre le pouvoir. Dehors Peggy écumait. Au bout d’une demi-heure, folle de rage et d’humiliation, elle embraya et démarra en trombe.
Quand Scott prit congé des Feydin au bout d’une heure, il chercha en vain la voiture de la jeune femme. Ne la voyant pas, il retourna chez ses amis pour leur demander son numéro de téléphone. Il le mit dans une poche, l’oublia et fut incapable de le retrouver lorsque, huit jours après, il voulut l’appeler pour s’excuser. Quand il obtint enfin son numéro, on lui répondit que Peggy était en Europe et ne rentrerait pas avant deux semaines. Il ouvrit son agenda, compta deux semaines à partir du jour où il se trouvait, et écrivit, de son écriture large : « Tel. Peggy Nash-Belmont. » Malgré l’intensité de sa campagne, un rendez-vous avec elle lui paraissait brusquement important.