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Lorsqu’elle revint, ils se revirent, mais d’une façon cahotique, espacée, ne sachant jamais, jusqu’à la dernière seconde, si leur rencontre ne serait pas annulée par elle ou par lui. Il aimait son front têtu, son réalisme, ses cheveux noirs et ses reparties foudroyantes. Elle aimait qu’il la néglige pour sa carrière — ce qui était de bon augure pour l’avenir, comment ne pas y penser ? — sa distraction permanente pour tout ce qui ne concernait pas le présent immédiat, le bleu céruléen de ses yeux, et la façon qu’il avait de trancher un monologue alors qu’il paraissait ne rien en avoir entendu. Il avait le sens de l’économie, mais pas celui de l’argent, ayant eu la chance de n’avoir jamais eu à se pencher sur ce problème. Aussi, bien souvent, c’était elle qui payait l’addition des bistrots où ils se rencontraient, lui entre deux réunions, elle entre deux essayages, quand il retournait ses poches d’un air piteux avec un sourire désarmant.

La première fois où ils dansèrent, Scott s’aperçut avec un étonnement réel qu’il ne pensait pas à la politique. Le corps de Peggy, rivé au sien, lui rappela des exigences dont il avait oublié la violence. Elle dut avoir la même idée au même moment. Il n’y eut entre eux qu’un long regard, et un silence total. Peggy le prit par la main, l’emmena hors de la salle, le fit grimper dans sa voiture dont elle lui donna le volant.

Sans hésiter, Scott prit la direction de Park Avenue où elle avait son penthouse. Pendant le trajet, il sentit, à deux reprises, ses longues griffes racler doucement sa cuisse, à travers le tissu de son pantalon. Toujours sans un mot, ils pénétrèrent dans l’appartement et échangèrent le plus long baiser de l’histoire de tous les baisers. Peggy dégrafa sa robe — un long truc vaporeux en mousseline d’un vert tendre —, prit les mains de Scott et les posa sur ses seins. Il ne chercha même pas où était le lit, il la jeta presque par terre.

Deux heures plus tard, il relâcha son étreinte et resta étendu sur le dos, elle à ses côtés. Pas un mot n’avait encore été prononcé depuis qu’ils avaient quitté le bal. Leurs regards se croisèrent. Scott eut d’abord un sourire, auquel elle répondit. Puis, il se mit à rire vraiment, mais en silence, comme s’il se retenait. Peggy en fit autant. Alors, Scott ne se domina plus. Il fut secoué par un rire énorme, irrépressible, le rire d’un homme puissant quand l’amour a été une réussite totale. Peggy se tordit avec lui, hurlant, s’étouffant, les yeux pleins de larmes. Quand ils se calmèrent, Peggy voulut ouvrir la bouche. Scott l’en empêcha en lui posant un doigt sur les lèvres :

« Chut !… Le premier qui parle dit une bêtise.

— C’est fait, Scott… Tu l’as dite ! »

Ils se sentirent emportés par une nouvelle vague de fou rire. Longtemps après, Scott demanda :

« Qu’est-ce que tu voulais me dire ?

— On a dû nous entendre jusqu’à Manhattan !… »

Voilà, c’était comme ça que tout avait commencé. Scott voulait épouser Peggy, et Peggy rêvait d’être mariée à Scott. Elle semblait tout comprendre. Parfois, il arrivait à Scott de l’appeler du bar d’un bled perdu où il faisait sa campagne, pour lui donner rendez-vous, huit jours plus tard, pour une heure, quelque part à Washington. Elle y venait, ne pleurnichant pas lorsque le moment était venu de se quitter, entre deux avions, entre deux gares.

Paradoxalement, Peggy, qui avait tout supporté de la part d’un garçon ambitieux, commença à ne plus laisser passer grand-chose au jeune homme dont les rêves se concrétisaient. Elle se montra exigeante, mit en parallèle sa carrière de journaliste — dont le succès était réel — avec les efforts fournis par Scott pour aller plus haut. D’amants, ils devinrent rivaux, malgré les efforts de Scott pour la garder le plus souvent possible auprès de lui. Seulement, elle n’était plus disponible, prête à annuler n’importe quel rendez-vous pour passer quelques instants en sa compagnie après avoir traversé l’Amérique. De son côté, pris dans une espèce de tourbillon furieux qui le rendait esclave de son pouvoir naissant, il ne pouvait que constater ce début de faillite, sans avoir le temps ou les moyens de l’endiguer. Un jour qu’il était resté six semaines sans la voir, il apprit par la radio qu’elle venait de se fiancer à Tony Fairlane, un fils à papa qui avait hérité de sa famille une prodigieuse collection d’impressionnistes. On le disait aussi bête que beau, aussi vaniteux que riche.

Scott, qui connaissait bien sa Peggy, en déduisit qu’elle s’était vengée de lui. De cette rupture dataient ses plus grands succès politiques. Il s’était jeté à corps perdu dans la bataille, ralliant par sa fougue et ses idées des dizaines de milliers d’adhérents à son parti. Qu’aurait-il pu faire d’autre ? Quand il avait une minute, il culbutait dans un bureau une putain recrutée par l’un de ses secrétaires, pour l’hygiène. Malgré la cour de femmes qui l’entourait, il ne voulait à aucun prix créer de nouveaux liens qui pussent devenir pour lui une entrave ou une possible blessure. Par la chronique mondaine, il était au courant des déplacements et villégiatures de Peggy, il apprenait par des confidences le nom des amants qu’on lui prêtait. Il n’en croyait pas un mot, il n’était pas possible qu’elle voulût mettre cette distance entre elle et lui. Après tout ce qui s’était passé entre eux, comment concevoir qu’un autre, aussi bien que lui, pût la faire vibrer ? Désormais, il ne la laisserait plus partir ! Jamais ! Il réussirait ou il échouerait, mais avec elle…

« Monsieur, nous sommes arrivés. »

Scott redescendit sur terre. Le chauffeur venait d’arrêter sa voiture devant la résidence de Mme Mère.

« Est-ce que Monsieur en aura pour longtemps ? »

Scott le regarda pensivement : combien de temps faut-il à un fils pour annoncer à une mère puritaine, pétrie de principes, qu’il va épouser dans les trois mois une femme d’une autre planète, à l’instant où les plus hautes ambitions politiques lui sont permises, si ce mariage ne les brise pas ? Il eut un long sourire qui eut l’air d’étonner le chauffeur. Scott voulut le rassurer :

« Ne vous en faites pas, vieux ! J’ai un dilemme à la duc de Windsor… »

Et il ajouta :

« Je serai là au plus tard dans un quart d’heure. »

14

Le Grec n’a pas voulu utiliser son chauffeur. Il a pris un taxi. Il est un peu gêné. Une grande cape cache en partie sa tenue de pirate et le tricorne qu’il tient sous son bras. Dans une poche, il a placé un bandeau noir qu’il se mettra sur l’œil en arrivant chez les Bambilt, le temps de faire son entrée. Il ne se doute pas que cette divorce-partie, apparemment anodine, va bouleverser sa vie par à-coups successifs, sur plusieurs plans.

Ainsi se déroule l’histoire, celle que les hommes croient faire : d’une masse de possibles se dégage soudain une série de hasards qui va donner naissance à une ligne d’événements dont l’ordonnance n’apparaît qu’après coup, quand on les replace dans la logique évidente de leur chronologie. Pourtant, à l’instant précis où elle s’inscrit dans la réalité, l’histoire, comme une vieille folle ivre, peut basculer en tous sens — ou ne pas basculer du tout — dans les combinaisons infinies que lui fournissent ces hasards, liés aux choix fragiles des hommes, eux-mêmes assujettis aux hasards de leurs désirs.

Pour le moment, le Grec ne sait pas vers quoi il avance. Il est à mille lieues de ces considérations métaphysiques. Anonyme et plutôt maussade, il est assis à l’arrière d’un taxi qui se dirige vers Central Park. Par-dessus la banquette du siège avant, il regarde d’un air distrait la plaque d’immatriculation de son chauffeur. Il y lit « Israël Kafka ». Des questions lui viennent aux lèvres. Il renonce à les poser. Aura-t-il assez de cran pour attaquer la Menelas qui l’intimide un peu ? Du haut de leur Olympe, les dieux grecs, ses maîtres, sourient d’un désarroi aussi puéril.