Le taxi se fraie difficilement passage dans la circulation dense de Broadway. Énervé, Israël Kafka bloque son avertisseur de la main gauche. Malgré le vacarme, il se retourne vers Satrapoulos et le prend à témoin. Dans un argot épouvantable :
« Non, mais regardez-les ! Vous pouvez me dire ce qu’ils foutent à cette heure-ci dans leurs charrettes, tous ces cons ? »
Comme le Grec n’en a aucune idée, il hausse les épaules et ne répond rien. Soudain il aperçoit l’immeuble haut de soixante étages de la B.L.O., la Bambilt Limited Oil. Toutes les fenêtres en sont illuminées de bas en haut, il est dix heures du soir. Nerveusement, le Grec triture son bandeau dans sa poche.
« Arrêtez-moi là-bas. »
La fête va commencer.
Il y avait tellement de fleurs dans l’appartement de Gus Bambilt qu’il était impossible d’en discerner la couleur des murs. Les roses thé grimpaient à l’assaut des montants des baies vitrées, des orchidées étaient posées à même le sol dans des assiettes japonaises, les taches vives des tulipes et des lis éclataient partout, citron, rouge cadmium, noir de pêche, violet satiné, blanc, parme, orange.
Big Gus avait tenu à ce que son domicile privé fût le symbole et le couronnement de sa réussite. Dans le building qui lui appartenait, il s’était tout simplement réservé les trois derniers étages, le 58e, le 59e et le 60e. Quant au toit proprement dit, Big Gus disait pudiquement qu’il était aménagé en jardin suspendu, alors qu’une véritable forêt le recouvrait, encerclant en son centre une piscine de trente mètres de long avec plongeoir de compétition. L’eau, toujours à 25°, laissait apercevoir en transparence des mosaïques importées d’Italie dont certains motifs reproduisaient des fresques de Ravenne datant du VIe siècle. L’hiver, un immense dôme en plexiglas formait un toit qui accentuait l’impression de nager en plein ciel.
À travers les trouées de cyprès bleus, de pins d’Oregon et d’eucalyptus, la vue s’ouvrait à l’infini sur l’espace. Quand on s’approchait des parapets, on pouvait, en penchant la tête, voir à des profondeurs vertigineuses les sycomores de Central Park et le panorama inouï de la ville de New York, beau à couper le souffle, noyé le jour d’une brume bleutée, piqueté la nuit par une multitude de lumières parsemant les halos arc-en-ciel nimbant les milliers d’enseignes au néon.
Quand Gus était ivre, il lui arrivait de piquer une tête dans sa piscine et d’imaginer la ruche de ses trois mille employés travaillant au-dessous de lui.
Pour son divorce, il avait eu l’idée — soufflée par Nut bien entendu — de décorer chacun des trois étages de son penthouse sur le triple thème qu’il avait choisi : la mer (sa fortune lui venait de forages pétrolifères effectués au large des côtes de l’Alaska), l’argent, dont il avait fait une fin en soi, et l’amour, qu’il se vantait volontiers d’avoir eu pour seul maître au cours de sa vie. Des mots : il était esclave du dollar, totalement asservi et exploité par les différentes femmes qu’il avait épousées — ou plutôt, qui l’avaient épousé — et, n’ayant pas le pied marin, il ne voyageait qu’en train ou en avion.
Au premier niveau donc, il avait fait tapisser les murs d’aquariums immenses peuplés par tous les spécimens vivants de la flore sous-marine. Les parois du second disparaissaient sous des collages et des reproductions grandeur nature de billets de cent dollars en couleurs réelles. Au troisième, une multitude de gravures légères étaient supposées représenter l’amour. Seule toile authentique, un superbe Fragonard décrivant avec complaisance une dame à moitié nue jouant dans les draps de son lit avec un chien qui semblait la prendre d’assaut. Par ailleurs, Big Gus n’avait pas résisté à cette trouvaille d’un goût douteux : sur un panneau, il avait accroché les photos de ses onze épouses précédentes, la douzième étant Nut, le treizième emplacement étant occupé par un cadre vide contenant un point d’interrogation. Nut avait insisté pour qu’il ne fît pas cet étalage ridicule, mais il s’y était refusé, lui proposant en compensation une cimaise équivalente où auraient figuré, lui compris, les trois précédents maris de sa femme. Renonçant à le convaincre, elle avait même accepté l’idée de la petite surprise qu’il réservait à leurs invités, et qui ne pouvait pourtant que les mettre dans l’embarras. Enfin, l’alcool aidant, on verrait bien…
On accédait au 58e étage par deux ascenseurs dont la rapidité vous pinçait le cœur. Sur le palier, un dais de velours rouge sous lequel se tenait une double haie de valets en perruque Louis XIV, chamarrés, rutilants, levant haut leurs torches. À peine entré dans le hall du premier niveau, on était agressé par la rumeur familière de douzaines de personnes jacassant pour se faire entendre, sans qu’aucune prît la peine d’écouter ce que pouvaient bien dire les autres.
Tous les invités arrivaient drapés dans des capes sombres serrées autour du cou, qui les faisaient ressembler à des bouteilles d’encre. Dès que l’un d’eux ôtait la sienne, c’étaient des cris de joie ou d’étonnement selon le déguisement choisi. Des vieillards millionnaires s’étaient fait la tête de petits mousses, col claudine et bonnet à pompon de la marine française, des amiraux s’étaient vêtus en soutiers ; une blonde corpulente — les aciéries Finkin — avait une espèce de coiffure évoquant la façade de la Bourse de New York, d’autres, éminemment respectables et dames d’œuvres ou patronnesses, avaient assouvi l’universel fantasme de la putain en se déguisant, avec une avidité suspecte, en prostituées 1900, en salopes de saloon, en call-girls — l’une d’elles portait pour toute parure un unique morceau d’étoffe mentionnant son numéro de téléphone.
Un observateur psychologue n’aurait pas manqué de repérer immédiatement dans les différentes tenues des nouveaux arrivants, non pas ce qu’étaient ou représentaient ceux qui les avaient revêtues, mais ce qu’ils auraient souhaité être. Seulement, aucune psychologie n’était possible : dès son entrée, tout invité mâle ou femelle devait ingurgiter la valeur d’une demi-bouteille de champagne rosé. Après quoi, il avait droit aux félicitations chaleureuses de la maîtresse de maison pour une nuit encore.
Lindy Nut s’était surpassée. Jusqu’à présent, aucun de ses hôtes ne l’avait éclipsée pour une raison bien simple : la robe qui la déshabillait était inimitable, unique. Sur un voile transparent d’un bleu profond, presque aussi échancré à l’avant que dans le dos, une guirlande de pièces d’or authentiques, mais évidées à l’intérieur pour qu’elle ne croulé pas sous le poids de la parure. Sur ses cheveux tirés en arrière, ce qui mettait en valeur ses yeux immenses, une tiare en or supportant six diamants seulement, mais de vingt carats chacun, sauf celui du centre qui devait bien en peser trente. À chacun de ses mouvements — à son propos, on pouvait parler d’ondulations — sa robe frémissait comme les vagues de la mer, épousant son corps parfait, en caressant les courbes.
Dès que les invités lui avaient fait compliment — Big Gus se joignait à eux par une formule qu’il venait de mettre au point : « Quand je la vois aussi belle, je me demande pourquoi je divorce ! » — ils étaient lâchés dans la nature et jouaient à se reconnaître, à faire semblant de ne pas se reconnaître, à feindre de ne s’être jamais connus, montant ou descendant les escaliers encombrés par la foule que des maîtres d’hôtel emperruqués et en nage s’efforçaient de fendre, plateaux tendus en boucliers devant leur corps, comme une proue. Ceux qui montaient bloquaient ceux qui descendaient, ceux qui voulaient parler étaient séparés, des chiffres fusaient, des tuyaux de Bourse se murmuraient et des noms se hurlaient quand on avait percé à jour un déguisement, liés à la politique, à la finance, à la jet-society.