À chaque étage, les femmes prenaient d’assaut l’une des cinq salles de bain pour aller se refaire une tête, une beauté, un raccord, tandis qu’aux niveaux inférieurs, les hommes jetaient des regards sournois ou égrillards au-dessus d’eux, fascinés par cette volière vue sous l’angle qui les intéressait le plus, par-dessous.
Il était un peu plus de dix heures, la soirée n’était même pas encore commencée. Sur les terrasses régnait une chaleur molle et humide dans laquelle venaient mourir et se fondre les effluves frais de l’air conditionné. Il y eut un hurlement de joie dans l’entrée principale du premier étage : un grand ami de Gus, Erwin Ewards, l’un des plus puissants banquiers américains, venait d’arriver costumé en crabe. Ce n’étaient pas seulement sa carapace ni les énormes pinces qu’il avait au bout des bras qui faisaient crier les invités, mais le fait qu’il réussissait une magnifique entrée en marchant à reculons, butant sur tous ceux qu’il ne pouvait voir pendant qu’il engloutissait sa bouteille de champagne. Quand il l’eut finie, il la jeta au sol où elle se brisa dans une salve d’applaudissements.
Big Gus, hilare, se tapait sur les cuisses. Il n’avait pas encore assez bu lui-même pour ne pas se rendre compte que sa soirée démarrait en trombe.
Malgré son sabre et son accoutrement guerrier, le Grec eut soudain la sensation d’être tout nu : il avait oublié son argent.
Il ne s’agissait pas de son carnet de chèques — à partir d’un certain niveau de fortune, le chéquier devient une abstraction parmi les abstractions — mais de la liasse qui ne le quittait jamais. À ses yeux, l’argent devait fatalement s’incarner dans les symboles qui le supportent, réalités palpables, concrètes, pesant un poids, occupant un volume, faites d’une matière bien définie, métal de l’or, pierre des diamants, papier de soie des billets de banque. Au moment où il descendait du taxi, il avait porté la main à la poche droite de son pantalon, geste obsessionnel exécuté cent fois par jour pour la seule volupté sensuelle de sentir crisser sous ses doigts les liasses qui s’y trouvaient en permanence. Et là, rien… Comment une chose pareille pouvait-elle lui arriver, à lui ? Un des valets d’accueil, voyant son embarras, se précipita pour régler la course avant qu’il ait pu s’interposer. Au lieu de le remercier, il le foudroya du regard — imité en cela par Israël Kafka qui n’avait pas dû recevoir de pourboire.
Confus, furieux, Satrapoulos s’engouffra dans le monumental hall d’entrée où piétinaient une grappe d’invités dont le déguisement l’empêcha de les reconnaître. Sous leurs regards, il se sentit deviné, traqué. C’était horrible. Un instant, il dut dominer l’irrépressible désir de retourner au Pierre. Contrairement à d’autres seigneurs de moindre importance, qui se font une gloire de n’avoir jamais un sou sur eux — il les soupçonnait avec une pointe de mépris de n’en avoir pas davantage dans leur coffre — le Grec s’arrangeait toujours, même en maillot de bain, pour avoir contre la peau deux mille dollars au moins, plaqués sur sa hanche dans un étui de cellophane. Dans le monde entier, son visage, et son nom lui servaient de passeport et personne n’aurait manqué de tact au point de lui présenter une facture. Seulement, on ne sait jamais… Les fournisseurs faisaient suivre leurs factures au service comptable d’une de ses compagnies locales où elles étaient honorées rubis sur l’ongle.
Tout cela, du folklore. Ce qu’il lui fallait, ce qui l’excitait, c’était le contact délicieux du papier-monnaie. Chaque fois qu’il avait une rude partie à jouer, en amour ou en affaires, il se bourrait les poches, puisant des forces nouvelles en caressant ses livres, ses marks ou ses dollars dans le secret de ses vêtements.
L’ascenseur arrivait : ce fut plus fort que lui, il ne le prit pas. Il tourna les talons et se dirigea au hasard dans l’immense couloir du rez-de-chaussée illuminé a giorno, jusqu’à ce qu’il trouve une porte marquée Men. Il s’engouffra dans les toilettes vides, s’enferma dans un cabinet. Fiévreusement, il ouvrit la petite boîte métallique au-dessus de la cuvette, s’empara d’une liasse de papier hygiénique et l’enfouit dans son pantalon, poche droite. Il tira la chasse d’eau, se composa un visage nonchalant et digne et sortit.
Machinalement, il plongea la main dans sa poche et fut rasséréné par l’épaisseur rassurante de la liasse. C’était idiot, il le savait. Et après ? Il fut à nouveau devant l’ascenseur. Subrepticement, il tâta sous sa cape le chéquier contre son cœur, la « liasse » sur sa cuisse. Maintenant, il était prêt à affronter le monde.
Ça, c’était une trouvaille ! Nut prit Amore Dodino par la main et l’exhiba dans l’appartement, provoquant des gloussements de joie parmi ses invités : Dodino s’était déguisé en Elsa Maxwell ! Comme tous les gens redoutés et puissants, la célèbre chroniqueuse américaine était vomie à tour de rôle par tous ceux dont elle faisait rire à leurs dépens, bien qu’ils ne pussent se passer d’elle dans leurs dîners — à New York, il y avait les soirées in, avec Elsa, et les autres.
En bon homosexuel, Amore avait le génie de la contrefaçon. Plus qu’une caricature, sa composition atteignait au portrait de genre. N’importe qui pouvait se barder de coussinets pour alourdir et épaissir son corps, mais nul mieux que lui n’aurait été capable de rendre cette démarche lourde et gauche de phoque essoufflé, cette silhouette comme déchirée par le poids qu’elle portait à l’arrière, et celui, à l’avant, de la volumineuse masse avachie, ventrale et mammaire. Tout y était d’une façon hallucinante, les bajoues tremblotantes, l’œil charbonneux et lourd, la lippe méprisante, le chapeau délirant, fleurs et fruits sur fond de feuilles d’automne.
Plusieurs personnes battirent des mains, ravies de rire à si bon compte de celle qu’elles redoutaient tant. Dodino, quand il s’inclinait devant un invité, commençait sa phrase par : « Hier soir, chez les Windsor, la duchesse… », la continuant, en parfait name dropper, par des noms d’altesses royales assaisonnés à une sauce d’anecdotes insolentes et très relevées de son invention. Dodino était aux anges, être enfin quelqu’un d’autre le ravissait.
Loin de l’endroit où il se trouvait, dans l’entrée, il y eut soudain de véritables hurlements de bonheur bizarrement étouffés : qui donc pouvait bien lui voler la vedette ? Déjà Nut l’avait lâché, se précipitant à la rencontre du nouveau venu. Dodino aperçut vaguement une chose diaphane, transparente, gélatineuse, avec des reflets mauves, devant laquelle les gens s’écartaient. Un spectacle monstrueux. Son horreur atteignit son comble quand il reconnut Elsa Maxwell, la vraie, déguisée en méduse. La commère s’avançait, rayonnante de faire aussi peur, de provoquer un tel remous. En arrivant devant Amore, elle pointa le doigt sur lui et s’esclaffa :
« Qui êtes-vous ? »
Dodino ouvrit grand les bras :
« Elsa, c’est Amore ! C’est Dodino !
— Amore ! » rugit-elle.
Elle se précipita sur lui fougueusement. Pour ne pas l’entendre, Dodino lui coupa la parole :