Devant le désarroi du banquier qui ne savait si c’était du lard ou du cochon, le Grec éclata de rire et lui envoya une bourrade amicale :
« Sacré vieux crabe !… »
Au bord de la syncope, Ewards comprit que Satrapoulos plaisantait. Rien au monde ne pouvait détruire cette évidence : l’affaire était faite, et bien faite.
« Vous voyez bien que tout s’achète ! »
Et à l’oreille d’Olympe :
« Sauf le génie et la beauté… Si vous le permettez… tout à l’heure… j’aimerais vous parler… »
Il eut un signe amical et s’éloignait déjà quand Dun le rappela :
« Excusez-moi… Pouvez-vous me rendre mon stylo ? »
Il s’en voulut d’avoir prononcé cette phrase malgré lui, mais il fallait qu’il récupère son bien, un magnifique Parker en or massif offert par une femme du monde, enfin, une ancienne ouvreuse de cinéma devenue femme du monde par son mariage avec un célèbre commissaire-priseur. Depuis qu’il avait prêté la main à Kallenberg pour couler Satrapoulos, Dun fuyait le Grec comme la peste. Il en avait peur. Pendant six ans, il avait réussi à l’éviter, craignant qu’il ne fît un scandale en dédommagement de la soirée de Londres. Maintenant, il était trop tard pour s’esquiver : l’heure de vérité avait sonné.
Le Grec se retourna, tout sourire, et fit deux pas dans sa direction :
« Vous êtes monsieur Dun n’est-ce pas ? Satrapoulos… Nous n’avons pas été présentés, mais je suis un de vos lecteurs assidus. Évidemment, vous ne pouvez pas tous les connaître. »
Avec ce sabre et ce chapeau frappé d’une tête de mort, Raph le trouva terrifiant…
« Voilà le stylo qui vous permet d’écrire tant de merveilles… »
Il le tendit. Dun se décontracta légèrement :
« Avec votre permission, j’aimerais bien relater la scène que vous venez de nous faire vivre…
— Pourquoi pas, puisqu’elle est vraie ? Tenez, monsieur Dun. J’espère désormais que vous me compterez au nombre de vos amis. »
Chaque fois que le Grec trouvait une ordure sur son chemin, ou il l’écrasait, ou il l’achetait. Celle-ci s’était déjà vendue, elle allait se vendre encore.
« Il faudra que vous veniez à l’une de mes croisières.
— Socrate !… »
Nut fonçait sur S.S., tintinnabulant de tout l’or qui collait à sa peau. Elle le prit par le bras et l’entraîna vivement.
« Venez ! Je veux absolument que vous fassiez la connaissance de Scott Baltimore… Peggy !… Voici Socrate ! »
Peggy était accrochée au bras d’un grand jeune homme à l’œil bleu goguenard. À la vue du Grec, il feignit de se protéger du coude comme s’il avait été impressionné par son accoutrement martial. Il tendit la main le premier avec un sourire éblouissant. Il était en smoking.
« Il y a des jours où je regrette d’avoir laissé mes armes au vestiaire ! »
Socrate sourit à son tour et serra la main tendue. D’emblée, il sut que ce type irait loin, qu’il avait de la race…
« Comment le trouvez-vous ? demanda Nut. Et, à Peggy : Ne le serre pas aussi fort, tu vas le broyer !… Bon ! Amusez-vous, jeunes gens ! Il faut que je retrouve Gus ! »
Elle disparut dans une houle dorée qui partait de ses talons pour grimper à l’assaut de ses épaules.
« J’ai beaucoup entendu parler de vous…, dit le Grec.
— Pas tant que moi de vous !… Ce n’est pas tous les jours qu’un homme seul met en échec le gouvernement des États-Unis d’Amérique au grand complet !
— À propos de gouvernement, je crois que vous l’affolez bien plus que moi…
— Allons donc ! C’est Peggy qui me fait cette détestable réputation ! »
Le Grec les regarda tous les deux : ils étaient superbes, beaux, jeunes, brillants. Il les admira sincèrement et chassa rapidement une légère pointe d’envie qui le picotait, fugace.
« C’est épouvantable ce qu’on peut être bousculés ! Venez, cherchons un coin tranquille… »
Têtue, Peggy n’avait qu’une idée en tête qu’elle poursuivrait jusqu’à son aboutissement : faire en sorte que Scott et Satrapoulos se connaissent mieux, amener le Grec dans le clan de son grand homme, le rallier à sa cause, se débrouiller pour qu’il participe au financement des Novateurs, le persuader qu’il y trouverait son compte… Plus tard… Quand Scott deviendrait ce qu’il devait devenir.
Quant à Satrapoulos, il était ébloui par l’aisance du jeune Baltimore, son naturel, le mélange de sympathie, d’autorité et de magnétisme qui irradiait de toute sa personne. Ce type-là avait l’étoffe dont sont faits les héros, les escrocs de génie, les chefs d’État ou les prophètes, au choix, selon les circonstances. En tout cas, tel quel, on était prêt à lui donner sa chemise, à lui prêter sa femme et, bien entendu, n’importe quelle somme d’argent. Le crack sur lequel on investit à fonds théoriquement perdus, et qui rapporte cent fois la mise.
« Vous êtes à New York pour affaires ?
— Pas du tout. Je suis venu uniquement pour célébrer la séparation de mes amis Bambilt. »
Peggy, d’un air sceptique :
« Oui… Je serais très étonnée qu’il n’y ait pas un marché sous roche. Vous êtes comme Scott, vous ne pouvez jamais vous arrêter. »
Le Grec sourit. Peggy triompha :
« Ah ! vous voyez ! J’en étais sûre !… Vous avez vendu ou acheté ?
— Les deux.
— Quoi, dites-moi ?
— Une propriété sur la Riviera française.
— À qui ?
— C’est un secret. »
Quand il souhaitait qu’un bruit se propage, le Grec le confiait toujours sous le sceau du secret absolu.
« Et à qui l’avez-vous revendue ?
— Je ne peux pas le dire.
— Cher ? »
Scott eut un sourire lointain.
S.S. était ravi de ce questionnaire. D’une voix modeste :
« Je viens de signer un chèque de deux millions de dollars.
— Non ?
— Si.
— Et je parie que vous l’avez revendue le double ?
— Pas tout à fait.
— Dites ! Dites !… Combien ? »
Le Grec fit mine d’hésiter pour mieux produire son effet. Comme à regret, il lâcha :
« Un dollar. »
Scott et Peggy échangèrent un regard.
« C’est vrai ? interrogea-t-elle en roulant des yeux ronds.
— Parole d’homme. »
La dompteuse hurla de rire :
« Oh ! Scott ! Il est fantastique !… Racontez-moi ! »
« Tout le monde sur le pont ! Tout le monde à la piscine ! Montez tous ! Montez !… Il y a une surprise, des jeux et un gros lot !… »
La voix éraillée de Big Gus dominait le tumulte. Il y eut un bref remue-ménage, une espèce de frémissement suivi d’un concert de hurlements joyeux. Les invités prirent d’assaut les escaliers et se ruèrent au troisième niveau, sur le toit. La vision était féerique. Au centre d’une immense surface, l’eau verte et transparente de la piscine illuminée de l’intérieur. Derrière chaque arbre, chaque fleur, un projecteur qui en faisait saillir le relief ou la couleur, et dont le pinceau allait se perdre très haut, dans la nuit de la ville. Big Gus avait grimpé sur un petit podium placé devant un double paravent. Le visage enflammé, colossal, il braqua sur la foule de ses invités deux énormes colts à barillet :
« Que personne ne bouge ! C’est un divorce ! »
Rires tonitruants, haut perchés, rires de mâles qui ont trop bu, de femmes qui s’excitent.
« Mes amis !… »
Gus marqua un temps, saisit une bouteille de scotch et en but au goulot une longue rasade.