« Mes amis !… Trois ans de bonheur ou presque, c’est trop pour un seul homme ou une seule femme… On risque d’en claquer… C’est pour cela que Lindy et moi-même avons décidé de divorcer. Avant qu’il ne soit trop tard ! »
Retentirent les trois premières mesures de l’hymne américain venues d’un taillis qu’inonda brutalement la lumière, révélant tout un orchestre dont personne, jusqu’à présent, n’avait soupçonné l’existence. Roulement de tambour.
« Lindy et moi avons tenu à vous donner notre recette pour avoir duré aussi longtemps… Lindy !… »
Les mains en paravent devant les yeux, il chercha Lindy Nut dans la foule.
« Nut ?… Où es-tu ? »
Brouhaha parmi les invités. Pas de Nut.
« Vous voyez comment sont les femmes ! Elle m’a déjà quitté… C’est horrible !… »
Hurlements de protestation du sexe faible. Geste apaisant de Big Gus… Raph Dun, encore sous le coup de son bref dialogue avec le Grec, sursauta quand Dodino lui souffla dans la nuque :
« Cette soirée est d’un goût !… Hideux ! Est-ce que cette grande saucisse a besoin de se soûler parce qu’elle divorce ?
— Tu es contre les séparations ? Je ne te savais pas si famille…
— Je suis pour les amours stables et les couples unis.
— On voit bien que tu n’as jamais été marié !
— Imbécile, qu’est-ce que tu en sais ?
— Sérieusement ?… Elle s’appelait comment ?
— Charles, crétin !
— Mes amis !… hurla Big Gus… Je vais vous donner notre recette !… Je vais vous apprendre comment prolonger une union légitime !… Ça tient en un mot… »
Il lampa une nouvelle gorgée de whisky et toisa son auditoire…
« Il faut dire la vérité !
— Menteur ! crièrent les uns…
— Bravo ! protestèrent les autres.
— Quand ça va, il faut se taire. Quand ça ne va pas, il faut le dire ! Comment ?… Regardez bien !… »
D’un geste théâtral, il retourna l’un après l’autre les panneaux du double paravent contre lequel il s’appuyait. Apparurent, grandeur nature, sa propre photo en pied, en habit, et celle de Nut en robe du soir. Sur chacune des photos, il y avait trois petits cercles rouges, l’un sur le front, le second à remplacement du cœur, le troisième étant tracé à l’emplacement du sexe.
« Chaque cercle est une cible !… brailla Bambilt. Vous allez tous participer à mon jeu favori !… Ça s’appelle le psychodrame !… Que ceux qui aiment Nut… »
Il s’interrompit pour la chercher du regard.
« Nut !… Où est Nut ?…
— Elle est là !… » rugit une voix anonyme.
Nut s’avança dans la lumière des projecteurs, le visage fermé. Gus tendit la main galamment, pas très assuré sur ses jambes. Il leva haut le bras de la jeune femme, comme un trophée…
« Nut et moi, nous allons vous montrer comment se défouler en ménage !… D’accord, Nut ?… »
Bambilt fit coulisser un rideau noir sur une tringle. On aperçut une vingtaine de carabines de compétition rangées sur un râtelier.
« Regardez bien !… »
Gus s’empara d’une arme, la tendit à Nut et en prit une autre pour lui. Il fit jouer la culasse, la referma. Puis, tenant la main de sa onzième épouse, il entra avec elle dans la foule qui recula devant eux.
« Les querelles de ménage, dépassées ! Voilà comment on règle ses comptes !… Prêt ?… Feu ! »
Les claquements des carabines résonnèrent sèchement, simultanés. Sur l’effigie de Bambilt, à la place du cou, on vit s’étoiler une grosse goutte de liquide rouge qui dégoulina lentement. Les regards se portèrent sur la photo de Nut, souillée de la même façon à la hauteur de l’épaule…
« Raté !… hurla Kallenberg.
— Une seconde !… cria plus fort Bambilt. Essayez donc de faire mieux ! Chaque invité a droit à un coup. Celui qui touchera le centre d’une des trois cibles gagnera un superbe petit lot !… Feu à volonté !… »
Interloqués, les invités ne savaient pas ce qu’il convenait de faire ni surtout sur qui il fallait tirer. Il y eut un certain malaise. Quelqu’un glapit : « À moi ! »… C’était la grosse Finkin — les aciéries. Sans hésitation, elle épaula rapidement et tira une balle dans la tête de Nut, pas très loin du centre de la cible. Pour ainsi dire, elle avait détendu la situation en donnant le ton. Chacun se précipita. En deux secondes, le râtelier fut dévalisé. On se passa les armes de la main à la main. Des salves crépitèrent :
« Allez-y !… jubilait Big Gus… Allez-y !… Elles sont chargées au ketchup !… »
L’orchestre attaqua Cavaleria Rusticana — une idée signée Gus Bambilt — et une espèce de folie collective se déchaîna. La scène était parfaitement irréelle, cette forêt au soixantième étage d’un immeuble du cœur de New York, ces hurlements de Sioux, ces déguisements de carnaval, l’odeur de cordite, cette musique folle, ces gens fous brusquement, les coups de feu, les trépignements, les hurlements, les rires et ces balles de plastique qui s’écrasaient sur deux images, éclatant à leur contact en giclements de ketchup qui bavait et coulait en longues rigoles pourpres, hésitantes et molles. Chose curieuse, aucun projectile ne s’était égaré, sur les deux cibles peintes, au-dessous de la ceinture. Qu’ils fussent destinés à Nut — c’étaient les femmes, surtout qui lui tiraient dessus — ou à Gus, leur impact s’était situé jusqu’à présent dans la région du cœur ou du visage. Las de cette pudeur, Kallenberg, n’y tenant plus, visa le sexe de Nut et lâcha son coup en plein dans le mille. Le vacarme devint tel qu’il fallut plusieurs secondes pour percevoir avec netteté les « Il a gagné ! » que clamaient plusieurs voix.
« Attendez !… »
Par de grands gestes, Bambilt essayait de calmer la tempête…
« Est-ce que tout le monde a participé ? »
Chacun se dévisagea. On entendit alors fuser :
« Satrapoulos n’a pas tiré ! »
Avec colère, le Grec identifia celle qui venait de le mettre en cause, Irène, sa belle-sœur. Elle le défia du regard, l’œil faussement naïf de l’enfant qui vient de faire une blague innocente.
« À vous !… À vous !… » cria-t-on de tout côté.
Tous dévisagèrent S.S., intensément. Furieux d’être devenu le centre d’intérêt de ce jeu imbécile auquel il avait cherché à se soustraire en restant un peu à l’écart, il éprouva du dégoût pour tous ces cons et se sentit humilié pour Nut, qui méritait mieux. Quant à Irène, cette salope elle le lui paierait…
« Mon cher ami, ne nous privez pas du plaisir d’admirer votre adresse… »
Dans le grand silence soudain revenu, Big Gus présentait une carabine. Le Grec le regarda froidement dans les yeux et écarta l’arme d’un geste, sans la saisir. Il alla lentement jusqu’à un massif, cueillit une rose et monta sur les tréteaux. Posément, il ôta son tricorne de corsaire d’opérette, en retira une épingle qui fixait contre l’étoffe la tête de mort en métal. Et si Bambilt n’était pas content, qu’il aille se faire foutre ! Sur la photo de Nut monstrueusement barbouillée de sauce tomate, à l’emplacement précis du cœur, il piqua sa rose blanche. Ébahissement général…
« Bravo ! hurla Big Gus… Ça, c’est un gentleman ! »
Un des vieux messieurs déguisés en petit mousse ne voulut pas être en reste. Il se précipita, une rose à la main, et la jeta aux pieds de l’effigie de la maîtresse de maison, bientôt imité par des douzaines d’autres.