Выбрать главу

À New York, les roses de Bambilt étaient célèbres. Pour les maintenir en vie, trois jardiniers importés de Californie vivaient en permanence sur le toit du building où ils les défendaient du gel, du vent et des fumées de la ville. Maintenant, on les arrachait comme des fleurs en papier et elles venaient s’amonceler devant l’effigie de Lindy Nut Bambilt. Ce n’était que justice… Quand il n’y eut plus une seule rose sur les tiges des rosiers, des hourras montèrent vers le ciel… Big Gus tituba jusqu’à l’orchestre et s’agrippa à un micro :

« La fête continue ! Le gros lot arrive ! »

Retentirent les premières mesures d’un slow. De nouveaux projecteurs s’allumèrent. Manquant trébucher à chacune de ses enjambées, Bambilt se dirigea vers la piscine. Il empoigna les montants du plongeoir et escalada les premiers barreaux de l’échelle, dédaigna le tremplin de trois mètres, grimpa plus haut, atteignant celui des six mètres. En équilibre instable, il s’y engagea. Quand il parvint miraculeusement à l’extrême limite de la planche qui oscillait sous son poids, il s’immobilisa et eut brutalement la certitude qu’il était Dieu. En bas, minuscules, les plus brillants fleurons de la société cosmopolite internationale. Sur chaque visage tendu vers lui, il était capable de mettre un nom, et sur chacun de ces noms, un chiffre. Des milliards à nos pieds, les plus jolies femmes, les hommes les plus importants, ceux qui font le monde. Et lui, il les dominait…

« Gus !… Descends !… » cria Nut.

Angoissée, elle contemplait Bambilt emprisonné dans le faisceau d’un projecteur, vieux galérien ivre flottant dans l’espace. Ivre, il l’était réellement, d’alcool et de ce formidable sentiment de puissance qui lui dilatait le cœur.

Levant la main droite, il désigna le ciel… D’autres feux s’allumèrent dans la direction qu’il indiquait. Trouant la nuit, un hélicoptère apparut dont le vrombissement couvrit et écrasa toutes les rumeurs précédentes. Il se posa doucement au bout de la terrasse. Déjà, des valets porteurs de torches se précipitaient, déroulant un long tapis rouge jusqu’à l’appareil dont la porte s’ouvrit, livrant passage à une superbe fille blonde entièrement nue, à l’exception des trois minuscules rubans roses couvrant la pointe de ses seins et le triangle du pubis. Le bruit des rotors mourut. La foule criait de plaisir. La fille s’avança en direction du podium pendant que les musiciens rythmaient sa marche dansante sur un tempo de samba. Tout en se déhanchant, elle déploya une banderole sur laquelle on put lire : Je suis le gros lot. Qui m a gagnée ?

« Kallenberg !… braillèrent les invités.

— Mes amis !… Mes amis !… »

On ne savait plus qui regarder, du bagnard qui gueulait et s’agitait sur son perchoir ou de la blonde qui grimpait sur l’estrade.

« Allez chercher votre lot !… »

Des mains anonymes poussèrent Kallenberg vers le podium. Instinctivement, Irène s’accrocha à lui, narines pincées, blême de rage…

« N’y va pas !… Tu es ridicule ! »

N’importe quoi en privé, d’accord, mais là, devant tous ces gens !… Perdre la face… Barbe-Bleue la décrocha de lui. Elle revint à la charge, feignant, dans un colossal effort, de sourire, de prendre la chose à la légère… Herman avait tellement bu…

« Regardez !… Regardez !… »

En haut de son plongeoir, Bambilt hurlait à pleins poumons pour amener l’attention à lui.

« Regardez-moi bien !… Gustave Bambilt !… Soixante douze ans ! »

Chétive, la voix de Nut lui renvoya un fragile écho :

« Non, Gus !… Non !… »

Plus tard, ceux qui racontèrent l’histoire reconnurent que tout s’était passé trop vite pour qu’ils pussent enregistrer tous les détails. Deux spectacles simultanés, brutaux rapides, violents — Big Gus lancé dans l’espace en une trajectoire sans défaut, Irène se jetant sur la blonde pour l’empêcher d’embrasser son mari… Le gros lot tempêtait jurait, crachait, griffait, mordait… Neptune de pacotille, barbe arrachée, Kallenberg essayait de les séparer. Big Gus ne réapparaissait pas à la surface… Deux hommes se jetaient à l’eau, l’un travesti en amour, flèches et carquois, l’autre déguisé en billet de mille dollars. Le Grec — à qui la soirée allait valoir un nouveau surnom, « l’homme à la rose » — courait vers Nut qui se tordait les mains au bord du bassin… L’amour et le billet émergeaient, soutenant Bambilt sous les aisselles. Des mains se tendaient…

On allongeait Big Gus sur les bords de sa piscine en mosaïque italienne. Étendue, son immense carcasse prenait, des proportions encore plus démesurées. Autour de lui, une flaque d’eau et trois des plus éminents professeurs américains : un cardiologue, un chirurgien et un spécialiste des maladies vasculaires. Ils le palpaient, l’auscultaient, se gênant les uns les autres… Ils se regardèrent, navrés.

« Hydrocution, dit le premier.

— Embolie, laissa tomber le second.

— Il n’y a plus rien à faire… », conclut le troisième.

L’ensemble de ces différents spectacles s’était déroulé à l’allure folle et saccadée d’un vieux film muet, si bien qu’une partie des invités — celle qui essayait toujours de séparer Kallenberg, sa femme et le premier prix agglutinés en un ballet risible et tourbillonnant — ignoraient encore que leur hôte était mort.

Le Grec soutenait Nut. Elle enfouit sa tête contre sa poitrine. Il crut qu’elle allait pleurer, il craignit qu’elle ne s’effondre. De façon que lui seul l’entendît, elle murmura rapidement à son oreille :

« Il faut que tu m’aides… Dis-moi à l’instant même si, légalement, je suis veuve ou divorcée. »

Socrate ne s’étonna qu’une seconde. Elle avait raison. De ce simple détail, qui jouait sur deux ou trois heures, allaient dépendre des milliards. Et ces milliards concernaient Lindy Nut directement.

15

« Tu le sais que ça fait dix ans ?… Tu le sais ?

— Ben… Oui…

— Peux-tu au moins m’expliquer pourquoi ? »

Marc grinça des dents. Il était déjà incapable de comprendre ses propres motivations, alors, celles de Lena… Il s’avança sur des œufs :

« C’est fou ce que le temps passe… »

Lena se révolta, indignée :

« C’est ma vie qui passe ! C’est pas le temps ! Combien crois-tu que ça puisse encore durer ? Je n’ai plus aucun sentiment pour lui. Je le vois dix fois par an et c’est pour parler chiffres. Il me ridiculise avec des filles, dans tous les coins. Et toi, pendant ce temps, qu’est-ce que tu fais ?… Quand vas-tu te décider à prendre tes responsabilités ? »

Pour tous ceux qui la connaissaient, Lena passait pour apathique. En public, rien ne semblait l’intéresser. Elle donnait rarement un avis, n’émettait jamais une idée personnelle. Avec personne. Sauf avec Marc. Il semblait qu’elle déversât sur lui le trop-plein de tout ce qu’elle ne confiait pas aux autres.

Un mois après les événements de New York, elle avait exigé qu’il vînt, à un rendez-vous dans leur repaire de la rue de la Faisanderie. Pour se libérer de Belle qui organisait leurs loisirs à Eden Roc, Marc avait dû faire des prodiges, prétextant la venue à Paris d’un producteur américain. Belle n’avait pas été dupe, mais s’était résignée à le laisser partir, absorbée par un tournoi de gin-rummy dans lequel elle affichait une chance persistante. Quant à Lena, elle était en transit.

Le soir même, elle devait rejoindre son mari aux Baléares. Depuis plusieurs jours, le Pégase et son équipage attendaient leurs passagers à Palma de Majorque. Habituellement, le Grec n’informait personne de ses déplacements. À la dernière seconde, il ordonnait de lever l’ancre. Les invités de ses croisières ignoraient le nom de leurs compagnons qu’ils ne rencontraient que sur le pont du navire. En mer seulement, ils apprenaient le but de leur croisière. Nul ne s’en plaignait.