Выбрать главу

Satrapoulos avait le génie des mélanges et savait varier à la perfection ses dosages mondains, hommes d’État, actrices internationales — combien de futurs partenaires du Grec la Deemount n’avait-elle pas englués dans le mystère de son regard… De toute façon, chaque célébrité était assurée de ne rencontrer que d’autres célébrités. La figuration était recrutée sur place, au cours des escales, filles et garçons inconnus que leur beauté ne condamnerait pas longtemps à rester dans l’anonymat. La mer, le soleil, les orchestres, l’alcool, des nourritures raffinées et le farniente faisaient le reste.

Depuis des années, Lena boudait ces croisières. Quand il lui était impossible de voir Marc, elle allait traîner sa nonchalance ennuyée et sa grâce élégante sur d’autres yachts. Pourtant, quand elle lisait les pages d’échos des grands quotidiens, elle avait toujours l’impression d’avoir raté quelque chose en ne suivant pas son mari. Apparemment, le Pégase n’était mortel que lorsqu’elle s’y trouvait. À croire que sa seule présence paralysait l’humour et la vitalité du Grec. Par ailleurs, bien qu’elle se crût complètement détachée de lui, elle supportait difficilement qu’il s’affichât avec d’autres. Bien qu’elle fût libre comme l’air, la femme légitime, c’était elle.

« Marc ?…

— Oui ?…

— Si j’arrivais à me libérer… tu m’épouserais ? »

Un frisson picota les épaules nues du comédien : attention, terrain glissant…

« Tu le sais bien…

— Oui mais, tu es marié, toi…

— Si un jour tu ne l’es plus, je me libérerai tout de suite.

— Tu crois qu’elle te lâchera comme ça ?

— C’est moi qui lâcherai, pas elle. »

Il ponctua d’un mouvement de menton viril. Parfois, il lui arrivait de se croire lui-même.

« Sérieusement ?

— Sérieusement.

— Tu pourrais me le jurer sur ce que tu as de plus cher au monde ?

— Si tu veux. Je te le jure sur ta tête.

— Non, sur la tienne. »

Marc était superstitieux. Il eut le tort de ne pas répondre tout de suite. Lena insista :

« Alors ?

— Écoute, c’est idiot !… J’ai horreur de ça ! Tu crois en ma parole, non ?

— Jure…

— Enfin…

— Jure !

— Bon, je te le jure.

— Sur ta tête. Dis-moi : « Je le jure sur ma tête. »

Coincé, il maugréa :

« Je le jure sur ma tête.

— Oh ! mon amour !… »

Elle se rua sur lui et le couvrit de baisers… Il en avait ras le bol et avait envie de sortir de ce lit-appartement.

« Tu l’as juré, Marc !… Tu l’as juré ! Maintenant, je n’ai plus peur… Je sais que tu m’aimes… Je sais ce qui me reste à faire !… »

Il entendit la dernière phrase sans l’écouter, jusqu’à ce que les mots fassent leur chemin et prennent une apparence de sens. Il en eut le souffle coupé, comme par un coup de poing à l’estomac. Il bégaya :

« Lena !… Qu’est-ce que tu veux dire ?… Qu’est-ce qui te reste à faire ?…

— Tais-toi !… Tu verras !… »

Le ton rêveur et amoureux de sa voix le plongea dans une inquiétude atroce.

Le Grec glissa, jura, se rattrapa à la coursive et contempla avec fureur ce qui avait failli provoquer sa chute : une crotte. Dans le couloir en acajou briqué qui menait à son appartement, la chose était aussi incongrue qu’un rat mort dans un bidon de lait. Il l’examina de près, constata qu’elle n’était pas récente et hurla :

« Nicolas !… »

Il était onze heures du soir. S.S. était d’une humeur massacrante. Depuis quarante-huit heures, le Pégase se trouvait en état d’alerte, prêt à appareiller, attendant les invités d’honneur qui n’arrivaient pas : la Menelas et son mari.

Le couple se trouvait à Venise où les échos du dernier scandale de la « panthère » étaient parvenus jusqu’à Majorque. Alors qu’elle se trouvait dans sa suite du Danieli, la Menelas, qui buvait un jus de tomate, avait été piquée à l’index de la main droite par une guêpe. Un peu de vinaigre eût été suffisant pour la soulager, mais elle avait horreur de la simplicité. Pendant que Mimi se démenait pour prévenir les organisateurs qu’elle n’était plus en mesure de donner son récital, téléphonait aux Lloyd’s, s’expliquait avec la presse, empilait les centaines de télégrammes réconfortants qui arrivaient du monde entier, la Menelas, ne voulant même pas entendre les objurgations de ses admirateurs ou du maire de la ville, se calfeutrait dans son lit et recevait à son chevet les plus hautes sommités médicales italiennes. Bien entendu, il n’était pas question de jouer avec une aussi « affreuse blessure ».

Contretemps fâcheux. Le Grec, qui avait déployé des trésors de persuasion pour l’inviter à son bord, se voyait réduit à faire le pied de grue.

Pourtant, les choses n’avaient pas été simples. De Venise, les Gonzales del Salvador devaient s’envoler pour Nice afin de regagner leur propre yacht, l’Olympe, ancré à Monte-Carlo. De là, ils avaient l’intention de pousser jusqu’à Saint-Tropez, à la paresseuse. Socrate leur avait suggéré de rejoindre le Pégase à Palma et de flâner huit jours de plus en Méditerranée, Majorque, Minorque, Ibizza, en remontant à l’est vers Cadaquès, le long de la côte espagnole, et de les déposer à Monte-Carlo où la saison battait son plein.

Or, l’avion que le Grec faisait tenir à leur disposition sur l’aéroport de Venise était bloqué au sol. Apparemment, la Menelas, toujours convalescente, n’avait pas encore bouclé ses valises. En Italie, le pilote de l’appareil, pratiquement consigné à son siège, se bornait, depuis deux jours, à faire la même réponse aux multiples messages radio qu’il recevait quotidiennement du Pégase :

« M. et Mme Menelas ne se sont pas encore présentés à l’embarquement. »

On avait eu beau lui expliquer que, dans un couple, c’est la femme qui prend le nom de son mari, rien n’y avait fait. Par son lapsus, il ne faisait que confirmer l’opinion générale : quand un homme épousait la Menelas, il devenait automatiquement Menelas lui-même, c’était l’évidence.

À Palma, où le Pégase était aux ordres depuis une quinzaine de jours, le capitaine Kirillis n’osait même plus rendre compte au patron qui le harcelait. Il n’ignorait pas que le Grec avait de bonnes raisons d’être nerveux. Il y avait à bord un mélange hautement explosif. Cette veuve américaine d’abord, arrivée depuis trois jours — tout l’équipage savait qu’elle avait été la maîtresse de S.S. Pour tout arranger, Mme Lena avait débarqué le matin même. Entre les deux femmes, la rencontre avait été plutôt glaciale. Par miracle, pressentant peut-être les salades qui allaient immanquablement advenir, la Deemount avait eu le bon goût de retirer son épingle du jeu. Malgré les protestations du Grec — assez molles, il faut bien le dire — elle avait prétexté un rendez-vous urgent à Nassau et libéré sa cabine. Une de moins…

L’après-midi, la première scène avait éclaté entre Mme Lena et le patron. Conformément à l’usage, Kirillis fermait les yeux sur l’indiscrétion de ses hommes se relayant derrière la porte de l’appartement pour écouter, en faisant de grands gestes à l’intention des marins qui ne pouvaient pas entendre les superbes répliques qui s’y lançaient. Sur le Pégase, les moindres faits et gestes des passagers étaient guettés, surpris, répétés, commentés. De la femme de chambre à l’aide-marmiton, chacun savait exactement la façon dont évoluaient et se dénouaient les situations les plus tendues.