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Lena regarda Stany Pickman à la dérobée. C’était un homme incroyablement beau. Avec Gregory Peck, Gary Cooper, Clark Gable et Cary Grant, il composait la cohorte de stars faisant la loi à Hollywood, les « Cinq », que les producteurs étaient prêts à payer à n’importe quel prix pour les engager. Pickman, qui jouait à l’écran les séducteurs bohèmes, était dans la vie l’homme le plus bourgeois. Il plaçait son argent dans l’élevage des bovins, se couchait rarement après minuit, et jamais avec une autre que sa femme, Nancy.

Socrate faisait le pitre pour amuser Lord Eaglebond. L’homme d’État était toujours aussi glorieux, mais il était maintenant gâteux ou presque, concentrant ses dernières forces à composer les menus que le Grec faisait spécialement exécuter pour lui, avec des attentions maternelles, allant même jusqu’à lui enfourner le caviar gris dans la bouche, avec une petite cuiller en or. Lady Eaglebond était une petite souris grise, aux dents et aux yeux gris, aux tenues éternellement grises… Pour servir ce petit groupe, les quarante marins du Pégase.

Il était dix heures du matin. Le soleil tapait dur. La journée commençait à peine et Lena s’ennuyait déjà jusqu’au vertige.

Le lieutenant Stavenos entra comme une bombe dans le poste de commandement :

« Sonnez, capitaine ! Sonnez !… »

Kirillis avait reçu l’ordre de lancer trois coups de sirène lorsque la Menelas arriverait à bord. Jusqu’à présent, eu égard à son prestigieux passé de chef d’État et à sa gloire, seul Lord Eaglebond avait droit à cinq coups et au garde-à-vous des marins, ce qui créait des situations cocasses quand il s’agissait d’un steward chargé de plateaux.

« Qu’est-ce que vous voulez sonner ?

— La sirène ! Elle est là !…

— Vous êtes sûr ?

— Capitaine !… Elle est déjà à bord !…

— Nom de Dieu ! Allez-y !… Tous les hommes sur le pont ! »

Professionnels de la mer peut-être, mais avant tout, éléments d’un décor que le patron ne négligeait jamais d’étaler au profit de ses hôtes, pour son plus grand prestige. Kirillis fonça dans la salle de radio pour agonir d’insultes le responsable qui ne l’avait pas prévenu. À mi-chemin, il estima qu’il pourrait décharger sa colère plus tard. Pour l’instant, sa place était sur le pont. Il y fut en quelques bonds.

Le spectacle avait commencé. Mal. Dans un déchaînement de coups de sirène, Herman se précipitait sur le pantalon corsaire de la Menelas et tirait de toutes ses dents, refusant de lâcher l’étoffe malgré les coups de pied que feignait de lui envoyer le Grec — quelle que fût sa contrariété, il ne pouvait se résigner à frapper réellement l’animal. Deux matelots intervinrent et se firent mordre. Lena affichait une mine contrite et buvait du petit-lait. Lord Eaglebond, qui avait interrompu sa partie de gin-rummy avec Stany Pickman, quitta son siège pour aller à la rencontre de la Menelas. On parvint à saisir Herman et à éloigner le fauve. Satrapoulos ne savait comment se faire pardonner. D’un air contrit :

« Les teckels sont jaloux des panthères. »

Tout en évaluant les dégâts — le bas de son pantalon était effiloché — la Menelas daigna sourire. Nut se jeta à son cou. Des hommes d’équipage s’emparèrent de ses bagages pour les déposer dans sa cabine. Lena gazouilla :

« Je suis ravie de vous recevoir à mon bord », marquant ainsi par l’article possessif qu’elle était chez elle.

Pickman baisa la main d’Olympe, Lord Eaglebond lui fit un compliment que la pianiste lui renvoya, chacun étant un admirateur de l’autre. Aux anges, le Grec tournait derrière les uns et les autres, se hâtant pour donner du feu à l’homme d’État qui avait poussé la courtoisie jusqu’à priver sa bouche de bébé, l’espace d’une minute, de l’éternel cigare qu’il tétait.

« On lève l’ancre ! hurla le Grec.

— Bien, commandant. »

Des hommes voulurent remonter la passerelle. Il y eut des cris, une bousculade. S.S. fronça les sourcils et se pencha par-dessus le bastingage. Il vit ses matelots aux prises avec un petit homme qui se débattait avec fureur, tempêtant et crachant, les insultant en plusieurs langues. Satrapoulos se mordit les lèvres :

« Arrêtez la manœuvre ! »

Kirillis répéta l’ordre en rugissant :

« Arrêtez la manœuvre ! »

Le Grec se tourna vers la Menelas en grande conversation mondaine :

« Chère amie, veuillez m’excusez… Je descends accueillir votre mari. »

Elle eut un rire surpris et joyeux :

« Mon Dieu c’est vrai !… Emilio !… Je l’avais oublié !… »

Jailli on ne sait d’où, filant comme une flèche, Herman se rua à la rencontre du nouveau venu, tous crocs dehors.

Quand on contourne l’île de Majorque en bateau, on longe d’abord de longues surfaces plates parsemées de plaques d’herbe sèche où se piquent parfois les pelotes grises d’un troupeau de moutons. Et brusquement, le paysage change. La terre semble grimper, prise de folie, en falaises inaccessibles d’un blanc éclatant. Sous leurs blocs vertigineux, le plus grand des navires est réduit à des proportions minuscules. La pierre écrase le métal ou le bois. D’instinct, les passagers se taisent. Très haut dans le ciel, il arrive qu’un aigle plane, flottant entre les vagues et le sommet de la muraille.

Puis tout se calme et se remet à l’échelle humaine. Apparaît la baie de Formentor, ses pentes souples recouvertes de pins parasols au creux desquels se niche Le Palace, un hôtel somptueux où viennent reprendre des forces les super-riches, les super-stars et un gratin de moindre importance, vieillards millionnaires et distingués, dames roses hollandaises, Saxons couperosés, buveurs de whisky, joueurs de golf, princes de la morgue. Face à ce paysage, maître du Pégase aux lignes pures et fines, le Grec jouait les capitaines au long cours :

« Stoppez les machines !

— Bien, commandant. »

Il avait adopté sa tenue de croisière favorite : un vieux short délavé qui le fagotait, pas de chaussures, une chemise dont les pans venaient lui battre les cuisses et cette irrésistible casquette d’officier qui semblait le tasser davantage. Il était soulevé de joie à la pensée d’avoir réussi à enlever la Menelas.

Enquête faite, nul n’était coupable d’avoir ignoré son arrivée. À Venise, elle n’avait pas trouvé l’avion mis à sa disposition par le Grec. Plutôt que de chercher, elle avait jugé plus simple d’en louer un autre. Après le décollage, elle avait enlevé le pansement qui lui emmaillotait l’index. Avec courage, elle avait regardé sa blessure : il n’y en avait plus trace ! Elle avait eu un soupir mélancolique en imaginant le Beechstein qu’elle aurait été désormais en mesure de caresser à nouveau. Sentant son désarroi, Emilio lui avait pris la main et l’avait consolée gentiment.

« Qui veut se baigner ?… lança S.S.

— Moi ! répondit Lord Eaglebond… Si mon valet de chambre veut bien me faire couler un bain. »

Il était cinq heures de l’après-midi, l’heure sacrée de la sieste, entre les digestifs du déjeuner qui se prolongeait toujours très tard et les premiers, apéritifs d’avant-dîner, que les serveurs commençaient à verser dès dix-huit heures. Quand il ne dormait pas, le vieil homme comblait ce temps mort avec du scotch échappé à la vigilance fouineuse de Lady Eaglebond grâce à la complicité de son majordome.

On allait servir le dessert. Onze heures du soir, l’heure molle. Tous les feux du Pégase étaient éteints, sauf quelques projecteurs braqués sur la mer qu’ils illuminaient en une féerie transparente. La grande table ronde recouverte d’une nappe brodée immaculée était éclairée par des candélabres en vermeil donnant aux visages cette lueur douce qui les rajeunit et en gomme les rides, ne laissant en valeur que l’éclat du regard. Parsemant la table, posées çà et là entre les couverts en or, des orchidées et des boutons de roses rouges grimpant en cascades légères le long du piédestal des chandeliers.