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Le laboratoire du château de Layenfels était équipé d'appareils et d'instruments qui auraient fait pâlir d'envie les chercheurs de n'importe quelle université. Ordinateurs hyper-performants grands comme des armoires, microscope électronique, spectromètres à interférences et centrifugeuses, scanners ultramodernes, dispositif permettant de réaliser des expériences par thermoluminescence, ainsi qu'une douzaine d'écrans plats à haute résolution répartis dans toutes les pièces. Le tout fonctionnant en réseau.
Les laboratoires, agencés en enfilade, occupaient tout l'étage supérieur de la massive forteresse.
Ce matin-là, le calme et la concentration qui planaient sur ces lieux contrastaient avec l'agitation qui y régnait habituellement.
Le professeur en biologie moléculaire Richard Murath était assis devant l'écran de son ordinateur, dans son laboratoire ; il était entouré du docteur en cytologie Dulazek, du généalogiste Jo Willenborg, du professeur en toxicologie Masic, du chimiste Eric Van de Beek ainsi que de l'hématologue Ulf Gruna. Lorsqu'Anicet, pâle et les cheveux mouillés peignés comme toujours en arrière, entra dans le laboratoire, Murath leva brièvement les yeux avant de recommencer à pianoter sur son clavier.
Personne ne parlait. Fascinés, les hommes fixaient l'écran.
La tension se lisait sur les lèvres serrées de Murath. Il tentait de faire coïncider deux très longues rangées de codes-barres. À chaque échec, il secouait la tête. Il semblait désespéré de n'arriver à aucun résultat en dépit de ses tentatives répétées. Il écarta sa souris et fit pivoter son fauteuil chromé.
- Êtes-vous certain de ne pas avoir été floué ? demanda-t- il tout bas à l'adresse d'Anicet.
Le visage blême de ce dernier s'empourpra aussitôt. On eût dit qu'il allait exploser de colère. Anicet eut du mal à se calmer. Mais avant qu'il ait eu le temps de répondre, le généalogiste Jo Willenborg posait la main sur son avant-bras :
- Ne prenez pas mal la question de Murath. Notre professeur est un de ces scientifiques qui attachent plus d'importance à leurs travaux qu'à la réalité. Cet énergumène arriverait à vous convaincre qu'un lièvre s'apparente à un hérisson et vice-versa, du moment qu'il trouverait une hypothèse de biologie moléculaire lui permettant d'étayer son propos.
Dulazek, le chercheur de biologie moléculaire, rit tout haut, tandis que les autres échangeaient des regards consternés.
- La science, dit alors Dulazek sur un ton conciliant, commence à devenir intéressante à partir du moment où elle cesse d'exister pour la plupart des gens.
Et Masic, le toxicologue, qui avait la réputation d'avoir dans la tête les formules de milliers de substances susceptibles d'interrompre vos fonctions vitales, et d'être en mesure de transformer une miette de pain en un poison sournois, poursuivit :
- Là où la connaissance s'arrête commence la foi, et chacun s'accorde à dire que c'est aussi là que se situe le plus grand problème de l'humanité.
Un murmure d'approbation parcourut l'assistance. L'air absent, Anicet continuait de garder les yeux rivés sur l'écran.
Chacun des hommes présents savait pertinemment que le mutisme d'Anicet n'augurait rien de bon. Il ne tarderait pas à décharger sa bile. Tout le monde connaissait sa manière d'agir.
Parmi les Fideles Fidei Flagrantes, Anicet était le seul dont on connût le parcours. Cardinal de son état, il avait même été pressenti comme un papabile particulièrement prometteur, mais, lors de la dernière élection, on lui avait préféré un successeur ultraconservateur. Il n'avait jamais digéré cet échec et avait juré de se venger de l'Église.
Les autres frères résidant dans le château de Layenfels partageaient avec lui des destins similaires : chacun dans son domaine était une sommité, mais une sommité toujours méconnue, harcelée, déçue.
Ils avaient tous derrière eux une carrière ratée et étaient tous prêts à se venger de l'humanité en employant tous les moyens à leur disposition.
La loi stricte - et les lois qui régnaient au château de Layenfels étaient particulièrement draconiennes - obligeait tous les Flagrantes à garder le secret absolu sur leur propre passé.
On savait de Murath, surnommé le Cerveau, que, exaspéré de ne pas avoir reçu le prix Nobel, il avait brutalement mis fin à sa carrière universitaire ; il avait quitté sa femme, était parti pour une destination inconnue et avait trouvé refuge dans une confrérie.
C'est en tout cas ce que l'on pouvait lire dans la presse, où il était aussi question d'une découverte révolutionnaire dans le domaine de la recherche génétique, une découverte qui dépassait l'entendement et qui, de ce fait, avait été sciemment ignorée par le comité Nobel.
Murath et Anicet s'étaient liés d'amitié, bien qu'ils eussent des caractères aussi opposées que l'eau et le feu. Leur appétit de connaissance les avait soudés comme deux fers rouges, en dépit de leurs motivations qui étaient différentes.
Lorsqu'Anicet répondit à Murath, il paraissait étonnamment maître de lui, presque conciliant.
- Oui, je suis absolument certain qu'il s'agit bien du linceul de Jésus de Nazareth ; ce n'est pas un faux, c'est la pièce originale. Sachez qu'avant de me lancer dans ce projet, j'ai reconstitué le parcours accompli par le linceul avec tous les moyens dont je disposais. Et soyez certain, professeur, qu'en ma qualité de cardinal de la curie et de directeur des archives secrètes du Vatican, j'avais à l'époque des moyens et des possibilités que d'autres rêveraient d'avoir.
- Je n'en doute pas un instant, remarqua le chimiste Van de Beek avec une pointe d'ironie.
Van de Beek était un homme extrêmement sûr de lui, redouté pour ses remarques acerbes.
Anicet poursuivit, sans relever la phrase de Van de Beek.
- À l'époque où la génétique moléculaire remportait ses premières victoires, dans les années cinquante et soixante, une lettre de John Tyson, professeur à Harvard, est parvenue à la curie. Elle attirait l'attention sur ses recherches - il faut ajouter qu'il avait été jusque-là un homme très croyant - susceptibles d'ébranler la doctrine chrétienne. Il y faisait allusion au linceul de Turin et esquissait un scénario catastrophe pour l'avenir de l'Église. Inutile de vous expliquer la chose plus en détail. Le pieux professeur de Harvard disait en substance qu'il serait préférable que la relique la plus importante de la chrétienté s'avérât être un faux.
- C'est plutôt absurde, déclara Willenborg, le généalogiste. Mais je crois savoir pourquoi.
- Moi aussi, renchérit Ulf Gruna, l'hématologue. La chose est très simple.
- Nous le savons tous pertinemment, l'interrompit Anicet.
Dulazek hocha la tête.
Mais Ulf Gruna, qui avait coutume de dire que le sang, c'était la vie, ne se satisfaisait pas de la réponse évasive d'Anicet. Il se tourna vers lui :
- Comment pouvez-vous être si sûr que Gonzaga ne nous a pas trompés ?
Alors, Anicet perdit tout son calme.
- J'ignore ce que vous recherchez avec vos attaques. Il me semblait jusqu'à présent que nous étions tous solidaires. Il serait peut-être bon que vous vous souveniez que Gonzaga est cardinal secrétaire d'État !
- Nous y voilà ! Justement, il a eu, de par sa fonction, toute latitude de faire fabriquer un autre faux.
Anicet eut un sourire méprisant.
- L'homme se garderait bien de nous mener en bateau. Inutile de vous dire les répercussions que cela pourrait avoir sur sa carrière. Le seul fait qu'il nous ait livré chez nous le suaire de Turin montre bien à quel point vos objections sont absurdes. De plus, je connais le suaire comme ma propre housse de couette depuis qu'il est conservé dans les archives secrètes du Vatican...