Anicet soutenait sa tête de la main gauche tandis que de la droite il essuyait machinalement le marbre de la table.
- La copie du linceul doit avoir coûté une fortune. Je ne peux pas m'imaginer que le cardinal Moro ait payé ce faux de sa poche.
- Bien sûr que non.
- Je doute aussi qu'on puisse se procurer une copie comme celle-ci pour quelques milliers d'euros. Ceci signifie que votre comptabilité en a gardé la trace sous la forme d'un virement ou d'un chèque. Le Vatican débourse chaque année plusieurs millions pour des travaux de restauration. Un virement à un faussaire passerait inaperçu dans ces conditions. Mais, à en croire les journaux, la curie se comporte de manière assez désinvolte...
- Vous faites allusion à la regrettable aventure arrivée au cardinal Gonzaga sur la Piazza del Popolo ?
- Je vais vous dire ce que j'en pense exactement : il me paraît effectivement étrange qu'un cardinal secrétaire d'État se promène la nuit avec cent mille dollars dans un sac plastique. Mais vous en savez certainement beaucoup plus que moi sur cette affaire.
- Encore une fois, je crains de vous décevoir. Mais Gonzaga s'est fourré tout seul dans ce guêpier.
- Et, comme de bien entendu, c'était uniquement pour le bien de notre sainte mère l'Église !
Duca ne releva pas la remarque sarcastique.
- Donnez-moi trois jours. Je me fais fort de trouver le faussaire.
- Vous avez dit trois jours ? ricana Anicet. Dieu a créé le monde en sept jours, et vous avez besoin de trois jours pour trouver une adresse.
- Mais ce n'est pas aussi simple que...
- J'attends votre appel demain à dix heures. Je suis descendu à l'hôtel Hassler. Et n'oubliez pas ce que j'ai dans la poche de mon pantalon.
Peu avant 10 h, on frappa à la porte. Anicet laissa entrer le garçon qui apportait le petit-déjeuner. Il but une gorgée de cappuccino. Il allait prendre une bouchée de croissant lorsque le téléphone sonna.
John Duca lui demanda sans même lui dire bonjour :
- Vous avez de quoi écrire ?
- J'écoute, répondit Anicet, tout aussi laconique, en saisissant un stylo.
- Ernest de Coninck, Luisentraat 84, Anvers.
- Un Belge ? s'écria Anicet, stupéfait. Vous en êtes sûr ?
John Duca mit un long moment à répondre, comme s'il jouissait de l'effet de surprise qu'il venait de créer.
- Comment cela, sûr ? Voici les faits : étant donné le délai limité dont je disposais, je n'ai pu trouver que deux virements de deux cent cinquante mille euros, effectués par le cardinal Moro. Les transactions ont eu lieu à seize mois d'intervalle, toutes les deux venant créditer le même compte à la Netherlandsbank d'Anvers. Bénéficiaire : Ernest de Coninck.
- Ce n'est pas une preuve, l'interrompit Anicet.
- Patience ! Vous allez changer d'avis tout de suite. En plus de ces deux virements, le secrétariat du cardinal Moro a réservé deux vols Alitalia en l'espace de seize mois. Un aller-retour Rome-Bruxelles au nom de Gonzaga, et un aller-retour Bruxelles-Rome au nom de Coninck.
- Voilà qui est très intéressant !
- Il semble probable que Moro ait apporté l'original du linceul à Anvers et que le faussaire ait rapporté à son tour l'original et la copie à Rome.
- J'espère que votre hypothèse se confirmera. Dans le cas contraire, que Dieu vous préserve.
Anicet raccrocha et quitta Rome le jour même.
22
En dépit de l'austérité de la signora Papperitz, il faisait bon vivre dans sa pension. Tout d'abord parce que Malberg pouvait conserver un parfait anonymat. Le reste des pensionnaires, trois célibataires et une femme aussi attirante qu'arrogante qui devait avoir la quarantaine, se levaient tôt et partaient travailler avant même que Malberg n'aille prendre son petit-déjeuner.
Le soir, chacun se retirait dans sa chambre, si bien que les rencontres étaient rares. De plus, la signora Papperitz avait pour habitude de quitter tous les jours la maison aux alentours de 17 h pour ne revenir que deux heures plus tard. Le moment était alors propice pour retrouver Caterina.
Lorsqu'ils s'étaient revus pour la première fois dans ce cadre étranger, ils n'étaient pas très à l'aise. Cela tenait moins à Caterina qu'à Malberg lui-même, stressé par ces derniers jours, mais surtout par cette passion naissante qui le dévorait.
Sa vie affective était sérieusement perturbée, alors qu'il était toujours parvenu jusqu'à présent à en juguler efficacement les débordements.
Caterina remarqua aussitôt qu'il y avait de la tension dans l'air.
- Si tu veux, dit-elle en inclinant la tête sur le côté, nous pouvons tout simplement oublier ce qui s'est passé hier.
- Oublier ?
Malberg se leva d'un bond et se mit à arpenter la pièce, les mains enfoncées dans ses poches.
- Tu parles sérieusement ? demanda-t-il.
Caterina haussa les épaules.
- J'ai l'impression que, rétrospectivement, cela te gêne. Mais ce qui est arrivé est arrivé. C'était un accident, en quelque sorte. Excuse-moi, je crois que je raconte n'importe quoi.
- Ne dis pas de bêtises ! répondit Malberg en passant la main dans ses cheveux. Simplement, nous ne nous connaissons quasiment pas. Et les circonstances de notre rencontre n'étaient pas particulièrement propices à ce que nous tombions amoureux l'un de l'autre.
- Entre nous, il y a Marlène. Est-ce que je me trompe ?
- Qu'est-ce que tu racontes, voyons ! Marlène a été assassinée. Marlène est morte !
- Tu l'aimais, n'est-ce pas ?
Malberg se figea et regarda Caterina sans répondre.
Caterina se jeta alors dans ses bras et enfouit son visage dans le creux de son épaule.
- Je le savais, murmura-t-elle.
- Non, non, ce n'est pas ce que tu crois, dit Malberg tout bas en caressant tendrement les cheveux de Caterina. Marlène était sans aucun doute une femme attirante. J'en ai connu beaucoup d'autres. Mais elle ne te ressemblait pas. C'est seulement que j'ai la curieuse impression de devoir faire la lumière sur sa mort. Et, pour l'instant, cela passe avant tout le reste. Jamais je n'oublierai la vision de Marlène morte dans sa baignoire. Et je ne serai pas tranquille tant que je n'aurai pas découvert les circonstances de sa mort et le nom de son assassin.
- Alors, cela signifie que je peux encore avoir un peu d'espoir ?
Malberg rit.
- Petite bécasse. Reste à savoir si tu voudras encore de moi.
Il l'embrassa sur le front, puis sur la bouche.
- On arrête les baisers ! déclara Caterina en se dégageant de ses bras. Qu'est-ce que tu envisages faire ?
- Il faut impérativement que je revoie l'appartement de Marlène. J'ignore qui en a muré l'entrée, mais je sais que celui-là avait une bonne raison de le faire. La question est...
- ... de savoir comment on entre dans un appartement dont l'entrée n'existe plus.
- Il y a peut-être une deuxième entrée, comme ici, déclara Malberg en pointant le doigt sur la vieille armoire. Dans le grenier jouxtant l'appartement de Marlène, il y a un monstre de ce genre. Je suis sûr qu'elle dissimule un autre accès à l'appartement. Mais comment faire pour entrer, ne serait-ce que dans l'immeuble ?
- Paolo ! rétorqua Caterina. Très peu de serrures lui résistent.
Remarquant le regard sceptique de Malberg, elle ajouta :
- Tu peux lui faire confiance, Lukas. Ce garçon t'aime bien.
Ils convinrent de se retrouver à 22 h devant un kiosque à journaux de la Via Gora ; de là, on pouvait observer tranquillement le numéro 23. Lorsque Malberg arriva, Paolo et Caterina l'y attendaient déjà, en jean et chaussures de sport. Malberg se sentit un peu trop chic dans son costume de lin clair.