- A-n-i-c-e-t , épela monsignor Abate à mi-voix.
Instinctivement, le cardinal Moro se signa.
Et Archibald Salzmann, le pro-secrétaire pour l'Éducation, renchérit :
- C'est le nom d'un démon, le nom de l'antéchrist et la personnification du mal.
Le cardinal plissa les yeux pour dévisager Duca.
- Comment savez-vous donc...
- Je crois, commença Duca, mal à l'aise, que je vous dois une explication.
Indigné, le cardinal Moro intervint :
- Voilà qui aiguise ma curiosité !
Duca hocha la tête.
- Je serai bref : il y a quelques jours, j'ai rencontré l'ex-cardinal qui se nomme maintenant Anicet...
Une rumeur de désapprobation parcourut l'austère assemblée.
- Traître.
- C'est impossible !
- Et ensuite ?
Duca éleva les deux mains.
- Vous serez moins prompts à juger ma conduite lorsque vous connaîtrez les raisons de cette rencontre. Anicet tient la curie entière sous sa coupe. Il a sorti devant moi, sur la table, une liste de l'Ordo JP en menaçant de la faire publier si nous ne cédions pas à ses exigences. Inutile de vous rappeler les noms qui figurent sur cette liste.
Et tout à coup, ce fut le silence, terrible.
Moro secoua la tête.
- L'ex-cardinal, un maître chanteur ! Et l'objet du chantage ?
- Le linceul de Notre-Seigneur Jésus !
Toutes les personnes réunies autour de la table fixaient John Duca comme si celui-ci venait de les menacer de la damnation éternelle.
- Comment cet individu a-t-il pu entrer en possession de ces informations concernant le suaire ? murmura Moro de sa voix enrouée. Il n'y avait qu'une douzaine d'initiés, parmi lesquels le professeur John Tyson. Or ce dernier a juré solennellement d'emporter avec lui ce secret dans la tombe. C'est bien cela, n'est-ce pas ?
Moro transperça Jack Tyson du regard.
Celui-ci se défendit avec force gestes.
- Cardinal, John, mon père, ne m'a raconté que peu de temps avant sa mort dans quelle affaire il s'était fourvoyé en adressant sa fameuse lettre au pape. Vous pouvez être certains d'une chose : même si je connais les détails de cette affaire, je suis et resterai aussi muet qu'une tombe à ce sujet.
Moro observa les hommes assis de part et d'autre de la table. Son regard finit par s'arrêter sur John Duca :
- Et que voulait donc Tecina, ou Anicet, quel que soit le nom que se donne cet être habité par le malin ?
- Il a prétendu que sa confrérie était en possession du linceul de Notre-Seigneur Jésus.
- Impossible !
- Je suis de votre avis. Mais Anicet n'a pas voulu en démordre. Selon lui, un homme au-dessus de tout soupçon aurait livré en personne la relique à la forteresse des Fideles Fidei Flagrantes.
- Inutile de poursuivre, directeur de l'IOR, l'interrompit le cardinal Moro. Cet homme ne pouvait être que Philippo Gonzaga !
Giovanni Sacchi poussa un cri strident, comme si un poignard venait de se ficher dans son dos.
- Gonzaga, le cardinal secrétaire d'État, soupira-t-il en secouant la tête à plusieurs reprises.
- Il y a néanmoins quelque chose qui cloche, poursuivit John Duca, et c'est la raison pour laquelle je m'adresse à vous aujourd'hui. Des scientifiques de renom, membres de la confrérie d'Anicet, ont prétendu que Gonzaga ne leur avait pas remis le véritable linceul, mais cette fameuse copie commandée par la curie elle-même.
- Mais c'est tout à fait impossible ! s'indigna le cardinal dont la figure s'empourpra. Cela signifierait que le linceul de Turin est le véritable linceul. Or, toutes les études publiées à ce sujet prétendaient le contraire. Non, c'est complètement absurde !
- C'est bien ce que j'ai dit, moi aussi. Mais Anicet pense qu'il y a peut-être une explication toute simple. Le faussaire n'aurait pas fabriqué une, mais deux copies !
Tassé sur lui-même, monsignor Sawatzki inclina la tête si bas que son menton vint presque à toucher le plateau de la table.
- Pour ce qui est du faussaire, dit-il pensivement, cela signifie qu'il a réalisé un double profit.
- Mes frères, commença Archibald Salzmann, en supposant que vous ayez raison, la question n'en demeure pas moins de savoir où se trouve à présent le véritable linceul de Notre-Seigneur Jésus.
Salzmann lança à l'assemblée un regard interrogateur :
- Qui peut se cacher derrière ce sacrilège ?
- Je ne vois qu'une seule personne possible, répondit le cardinal Moro.
Sacchi opina.
Monseigneur Sawatzki fit de même.
- Le cardinal secrétaire d'État Philippo Gonzaga, dit John Duca en haussant les épaules, comme s'il avait honte de donner une telle réponse.
- Gonzaga, Gonzaga, Gonzaga ! s'exclama le cardinal Moro avec une violence qui allait crescendo. J'en viens parfois à croire que Dieu nous a envoyé le diable en la personne du cardinal, afin de nous mettre à l'épreuve !
Abate, le secrétaire de Moro, baissa la tête et joignit les mains comme s'il allait se mettre à prier. Il avait cessé depuis un bon moment de consigner les propos qu'il entendait. L'expérience avait appris à Abate que l'écrit pouvait devenir le fer de lance de l'adversaire.
Le cardinal Moro se tourna alors vers John Duca :
- Mon frère, avez-vous obtenu davantage d'informations sur les cent mille dollars que Gonzaga avait sur lui lors de son accident ?
- Hélas, non. Comme vous le savez, le cardinal secrétaire d'État dispose de fonds propres auxquels il peut avoir recours en des occasions exceptionnelles. Cet argent se trouve sur un compte occulte qui n'apparaît sur aucun bilan de la Banque du Vatican ni de l'Istituto per le Opere di Religione. L'état de ce compte est consigné, autant que je sache, dans un des sept coffres des archives secrètes, à l'endroit même où le linceul de notre Seigneur était également entreposé.
Tous les regards se tournèrent vers Giovanni Sacchi, le directeur des archives secrètes.
Celui-ci secoua la tête :
- Non, non, et non ! Que le Seigneur me préserve de la tentation. Lorsque j'ai pris mes fonctions de préfet des archives secrètes, j'ai fait devant Dieu le serment solennel de respecter toutes les lois de notre mère l'Église. Et notamment celle qui me prescrit de ne livrer à personne les secrets que je détiens. Lorsque mon heure aura sonné, j'emporterai mon savoir avec moi dans la tombe.
- Quand bien même la pérennité de notre sainte mère l'Église devrait-elle être mise en péril ?
- La loi de l'Église ne supporte pas d'exception. Éminence, ce n'est pas à vous que je vais expliquer cela. De plus, je ne faute pas si je vous dis que je sais où Gonzaga conserve les dossiers de ses comptes.
Un climat de méfiance s'installait.
Monseigneur Sawatzki lançait des regards incrédules de côté, en évitant de croiser celui du préfet des archives secrètes. Il rompit tout à coup le pesant silence :
- Qui nous dit que Gonzaga a reçu cet argent sale en contrepartie du suaire de Notre-Seigneur ? Compte tenu de la signification de cet objet, la somme de cent mille dollars relèverait du blasphème. Et Gonzaga n'est pas homme à vendre le suaire contre un plat de lentilles.
- Se pourrait-il, intervint Archibald Salzmann, que nous pensions tous la même chose ?
Le cardinal opina :
- L'argent du silence !
Et Salzmann de reprendre :
- Gonzaga voulait acheter le silence d'un complice !
John Duca acquiesça avant de poursuivre :
- Nous devrions faire surveiller le cardinal secrétaire d'État. Ses fréquents voyages, ses mystérieuses réunions au sein de la curie, tout cela fait de lui un suspect de premier ordre.
Le visage émacié de Bruno Moro grimaça.
- Mon frère, comment entendez-vous procéder ?