Burchiello coupa la parole au jeune magistrat :
- Vous doutez donc du sérieux de mon travail ?
- Pas du tout !
- J'ai moi-même clos le dossier. Ma signature figure dessus. Cette femme s'est noyée dans sa baignoire. L'affaire est classée une bonne fois pour toutes. Vous avez évoqué des éléments étranges ?
- Certes, à commencer par le rapport d'autopsie. Pardonnez-moi, mais c'est du travail bâclé.
- Les compétences du dottore Martino Weber ne peuvent être remises en question !
- Je n'ai pas prétendu le contraire. Mais les compétences n'excluent pas l'éventualité d'une défaillance momentanée. J'ai eu l'impression qu'il avait rédigé son rapport dans son bureau. Il contient exclusivement des constatations dont on ne peut tirer aucune conclusion. Et le seul indice digne d'intérêt n'a pas été pris en considération.
- Qu'entendez-vous par là, monsieur Mesomedes ?
- Les traces de parfum retrouvées sur le peignoir de la victime, un mélange constitué d'oliban et de baume de tolu, des résines précieuses à partir desquelles on fabrique l'encens le plus cher au monde. Un encens qui n'est plus utilisé qu'au Vatican.
Burchiello toussota, comme si la simple évocation de l'encens lui irritait la gorge.
- Intéressant, dit-il avec une grimace pleine de morgue. Et... à quelle conclusion êtes-vous parvenu ? Vous n'allez pas, j'espère, pousser l'audace jusqu'à soupçonner le pape !
Le procureur général partit d'un grand rire, qui lui provoqua une nouvelle quinte de toux.
- Ah, elle est bien bonne, celle-là ! répéta-t-il plusieurs fois. Ah, vraiment, elle est excellente !
Lorsque son supérieur hiérarchique se fut enfin calmé et qu'il eut essuyé la sueur qui perlait sur son visage rougeaud, Mesomedes dit d'une voix posée :
- Peut-être pas le pape, mais la curie.
- Expliquez-moi, je ne comprends pas, demanda le procureur général interloqué.
Mesomedes avait encore un atout dans la manche. Il décida de s'en servir et se lança dans les explications :
- À l'époque, un article extrêmement bien documenté est paru dans le Guardiano, sous la plume d'une journaliste : Caterina Lima.
- Mon Dieu ! Le nom ne m'est pas inconnu, répliqua Burchiello en levant les bras au ciel. Ce journalisme d'investigation ne me dit rien qui vaille.
- Quoi qu'il en soit, l'article citait toute une série de faits vérifiables qui n'apparaissaient nulle part ailleurs. J'ai donc pris contact avec cette journaliste. Elle m'a montré des photos qu'elle avait prises lors de l'enterrement de Marlène Ammer.
- Oui, et alors ? Où voulez-vous en venir, Mesomedes ? Tous les enterrements se ressemblent, non ?
- Permettez-moi d'en douter. Il y a de grands et de petits enterrements, avec ou sans la bénédiction de l'Église, mais celui-ci m'a paru assez remarquable. En effet, l'assistance comptait au moins deux cardinaux de la curie, sinon plus. Quoi qu'il en soit, sur les photos, on reconnaît nettement le cardinal secrétaire d'État Philippo Gonzaga et le directeur du Saint-Office, Bruno Moro.
Burchiello se leva d'un bond et, les mains croisées dans le dos, se mit à aller et venir devant son bureau.
- Je ne peux y croire, murmura-t-il comme pour lui-même.
Tout en parlant ainsi, il gardait les yeux rivés sur le plancher.
- Les photos sont sans équivoque, en tout cas en ce qui concerne les deux personnes que je viens de citer. Je connais peu les personnages-clés de l'Église. Mais il est fort possible qu'on puisse reconnaître d'autres membres de la curie sur ces clichés.
- Et alors ? s'exclama le procureur général en s'immobilisant brutalement. Qu'est-ce que vous voulez que cela signifie ?
- Je dirais que c'est pour le moins inhabituel. J'ai du mal à imaginer qu'un seul membre de la curie assiste par erreur à mon enterrement. Comment ces hauts dignitaires ont-ils pu apprendre que le permis d'inhumation avait été donné ? Pourquoi Marlène Ammer a-t-elle eu un enterrement anonyme ? Et pourquoi un homme qui assistait lui aussi à la cérémonie a-t-il essayé de prendre la carte mémoire contenant les clichés de la journaliste ? Et ce ne sont que quelques-unes des questions qui me viennent spontanément à l'esprit. L'hypothèse selon laquelle il existerait certains contacts entre la curie et la justice romaine ne semble pas complètement absurde.
- Ridicule ! s'écria Burchiello en secouant la tête avec véhémence.
Puis, s'approchant tout près de Mesomedes, il murmura dans un souffle :
- Voulez-vous vraiment ruiner votre carrière ?... Mesomedes, je vais vous donner un bon conseil. Ne jouez pas les agitateurs ! Je vous comprends ; moi aussi, j'ai été jeune et ambitieux.
« J'ai du mal à me l'imaginer », eut envie de répliquer Mesomedes. Mais il ravala sa réponse.
- Il ne s'agit pas ici d'ambition, monsieur le procureur. Il s'agit uniquement de droit et de justice.
Burchiello eut un sourire cynique.
- Le juste endurera beaucoup de souffrances. C'est ce qu'on peut lire dans les Psaumes.
- On peut aussi y lire que le droit doit rester le droit.
- Vous êtes une tête de mule, Mesomedes. Je ne peux qu'espérer que votre entêtement ne vous conduira pas à votre perte.
Maintenant, il y avait dans sa voix une intonation menaçante.
Mesomedes eut soudain l'impression de se retrouver dans un de ces films de gangsters américains, où les avocats sont toujours corrompus et immoraux.
À cet instant, le téléphone sonna.
Le procureur général décrocha :
- Pronto !
Mesomedes eut l'impression que Burchiello se mettait au garde-à-vous devant son interlocuteur.
- Non, répondit-il, il ne s'agit que d'une erreur... Naturellement, je m'en occupe et je vais prendre personnellement les choses en main... Excusez les désagréments... Mes hommages, Excellence !
Puis il raccrocha.
Il se tourna vers Mesomedes pour dire :
- Nous en restons là. Nous nous sommes bien compris.
40
Le cardinal secrétaire d'État Philippo Gonzaga passa deux jours et deux nuits dans ses appartements privés du Palais apostolique, tous rideaux fermés. Il refusait toute nourriture et ne laissait approcher personne, même pas le médecin particulier du pape que le cardinal Moro avait appelé à la rescousse. Gonzaga voulait être seul.
Il avait du mal à reprendre pied dans la réalité.
De plus, son corps affaibli était secoué par intermittence de violents frissons qui le faisaient sursauter, comme s'il recevait des décharges électriques.
Lorsque Gonzaga récupérait l'usage normal de ses bras et de ses jambes par moments incontrôlables, il essayait de mettre de l'ordre dans ses idées. Qui se cachait derrière cet enlèvement ? Ce n'étaient pas les ennemis qui lui manquaient, mais très peu d'entre eux s'intéressaient au saint suaire. Il n'avait gardé en mémoire que quelques bribes des propos tenus par cet homme à la voix déformée. Il se souvenait aussi que l'individu utilisait un vocabulaire théologique. Cette caractéristique de langage et l'attitude inflexible du personnage l'incitaient à penser qu'il s'agissait d'Anicet, le chef des Fideles Fidei Flagrantes.
S'il y avait quelqu'un qui s'y connaissait dans ce domaine, c'était bien Anicet. Il avait lui-même remis le linceul à Anicet au château de Layenfels, et lui, Gonzaga, pouvait témoigner qu'il s'agissait bien de l'original et non de la copie.