- Signora Fellini ? demanda Caterina qui avait tout de suite reconnu l'ancienne concierge dans une combinaison rose, juchée sur des chaussures Prada à talons hauts, qui devaient coûter une petite fortune. Elle tenait une cigarette allumée dans sa main droite et elle titubait un peu. À l'évidence, elle avait bu.
- Que voulez-vous ? demanda madame Fellini d'une voix pâteuse et assez vulgaire, tout en jetant un regard fatigué sur le bouquet de fleurs.
- On m'a chargée de vous remettre ces fleurs, c'est de la part du signor Gonzaga.
Avant que Caterina ait pu faire le moindre geste, la porte se referma violemment. La jeune femme avait imaginé la scène différemment : elle resta interdite, les bras ballants.
Elle aurait pourtant pu se douter de la réaction d'une femme qui se trouve du jour au lendemain, sans qu'elle n'ait rien demandé, transplantée dans une tout autre vie. Caterina s'en voulait. Elle était sur le point de tourner les talons lorsque la porte se rouvrit.
- Entrez, lui dit la signora Fellini qui avait juste passé un peignoir.
Surprise, Caterina se figea. Ce n'est que lorsque la signora Fellini l'invita à entrer d'un signe de la tête que la jeune femme réagit.
- Ne le prenez pas mal, reprit la femme en la précédant dans un corridor sombre, mais je n'habite pas ici depuis longtemps. On entend tellement parler de cambriolages dans le quartier... Du coup, on devient méfiant.
- Oui, on n'est jamais trop prudent, répondit Caterina. Mais je dois dire que je n'aurais jamais cru qu'on puisse me prendre pour un cambrioleur.
- Justement, c'est ce qui m'a finalement décidée à vous ouvrir. Pardonnez-moi.
- Je vous en prie, c'est déjà oublié.
Dans le salon faiblement éclairé, Caterina tendit le bouquet à l'occupante des lieux. Elle avait choisi des lys en toute connaissance de cause. S'il y avait une fleur qui sentait le clergé, c'était bien le lys.
Dans l'iconographie chrétienne, on retrouve cette fleur partout. Elle véhicule de multiples significations. Comme la sève de sa tige sent le lait frais, on en a fait le symbole de la virginité, et donc de l'innocence.
- Redites-moi, qui donc m'envoie ces fleurs ? demanda la signora Fellini en jouant, mal du reste, les indifférentes.
- Un certain signor Gonzaga, répondit Caterina, on m'a dit que vous comprendriez.
- Ah ! Gonzaga ! Mais oui, bien sûr !
À la façon dont la signora Fellini prit le bouquet que lui tendait Caterina, il paraissait évident qu'on ne lui avait sans doute jamais, ou tout au plus extrêmement rarement, offert des fleurs.
- Je ne veux pas vous faire perdre un temps précieux, dit Caterina en se disposant à partir.
Le plan fonctionnait à merveille.
- Oh, vous savez, j'ai tout mon temps, objecta la femme. Je vis ici toute seule, dans ce grand appartement. C'est un bel immeuble dans le meilleur quartier de Rome, mais je viens juste d'emménager, et je ne connais pratiquement personne ici. En semaine, je traîne sur les marchés de la ville, cela me change les idées. Avant, j'étais concierge, alors, tous les jours, il se passait quelque chose.
Caterina fit l'étonnée.
- Concierge ?
Elle jeta un regard autour d'elle dans l'immense salon sommairement meublé de quelques vieux meubles qui détonnaient vraiment dans ce cadre luxueux.
- Un héritage ? Vous en avez de la chance !
La signora Fellini hocha la tête.
- Je n'ai pas de problèmes matériels, en effet, dit-elle, apparemment un peu troublée. Vous pouvez me redire le nom de celui qui m'offre ces fleurs ?
- Monsieur Gonzaga, Gonzaga comme le cardinal !
Caterina ne perdait pas une miette des réactions de la signora Fellini, qui semblait très mal à l'aise. Comme une mauvaise actrice, elle s'efforçait sans succès de n'en rien laisser paraître.
- Qui sait si les fleurs ne sont pas du cardinal lui-même... Après tout, ce serait bien possible...
- Pourquoi pas, en effet. Vous connaissez personnellement le cardinal secrétaire d'État ? demanda innocemment Caterina.
- Et comment !... Euh, c'est-à-dire que je l'ai vu une fois très rapidement. Non, en fait, je ne le connais pas du tout.
- On dit que c'est un personnage répugnant qui ne fait pas dans la dentelle lorsqu'il y va des intérêts de la curie.
- Alors là, vous avez bien raison.
- Mais alors vous connaissez quand même un peu Philippo Gonzaga...
La femme jeta un coup d'œil au bouquet de fleurs, qu'elle avait posé sans y prêter grande attention sur un vieux fauteuil.
- Bien sûr que je connais Gonzaga, dit-elle comme si les mots lui échappaient. Je le connais même bien, trop bien !
Mais elle se ressaisit à l'instant même, comme horrifiée par ce qu'elle venait de dire.
- Allez, ne faites pas attention, je parle trop ! Je ne veux pas vous ennuyer avec mes problèmes.
- Des problèmes ? Pardonnez-moi, signora, mais vous vivez ici dans un luxueux appartement, dans un des plus beaux quartiers de Rome. Croyez-moi, je vous envie ! Si vous regardez par la fenêtre, vous avez sous vos yeux le château Saint-Ange et le Vatican, et vous parlez de problèmes ! Ah, oui, au fait, je ne me suis pas présentée, je m'appelle Margarita Margutta.
Caterina tendit la main à son interlocutrice.
- Un bien joli nom, répondit la signora Fellini en serrant la main de la journaliste.
- Je suis tout à fait de votre avis, dit Caterina, qui pensa que, pour un nom qu'elle venait tout juste d'inventer, elle avait choisi une consonance plutôt agréable.
- Vous ne pouvez sans doute pas imaginer que la vue sur le Vatican puisse être plus déprimante qu'enthousiasmante, reprit la signora Fellini.
- Pour être franche, je ne vous suis pas du tout. La vue sur la basilique Saint-Pierre est l'une des plus belles qui soient en Italie.
- Possible, répondit l'ancienne concierge. Ça ne signifie pas pour autant que ce qui se passe derrière ces murs soit tout aussi exemplaire. Vous prenez un verre ?
Sans attendre la réponse, madame Fellini se dirigea vers une table sur laquelle se trouvait une bouteille de vin rouge ; elle prit un verre, le remplit à ras bord et le tendit d'une main étonnamment ferme à Caterina tout en l'invitant à s'asseoir dans le vieux canapé.
- Mais seulement une gorgée, alors, s'excusa Caterina en trempant juste ses lèvres dans le verre trop plein.
Puis elle s'assit. Elle observa avec une certaine satisfaction madame Fellini qui se servait un grand verre. L'ex-concierge avala coup sur coup deux grandes gorgées de vin.
- Vous doutez de l'honnêteté de ces messieurs de la curie ? demanda Caterina sans ambages.
La signora Fellini eut un geste dédaigneux, comme si elle disait : « Si vous saviez ! »
Les pensées les plus diverses se bousculaient dans la tête de Caterina. Comment pouvait-elle amener cette femme à se confier ? Sans se donner beaucoup de mal, elle avait réussi à gagner sa confiance. À présent, il fallait surtout éviter les remarques maladroites.
Cela pouvait ruiner tous ses plans. Caterina n'en menait pas large, même si elle paraissait parfaitement décontractée.
- J'ai l'impression que vous avez traversé bien des épreuves, dit-elle sur un ton de totale sincérité.
La signora Fellini ne desserra pas les lèvres et garda les yeux rivés sur le plancher.