Ce matin-là encore, assis à son bureau devant des piles de dossiers en attente, Gonzaga réfléchissait. Depuis que Soffici avait disparu, Gonzaga avait enfin pris conscience que son secrétaire privé lui était indispensable.
Dans de tels moments, le cardinal en venait presque à regretter d'avoir si mal traité son collaborateur.
Sur son bureau, le téléphone sonna. La mine renfrognée, le cardinal décrocha.
- Oui ?
- Suis-je bien au bureau du cardinal secrétaire d'État ? s'enquit une femme à la voix décidée.
- Qui est à l'appareil ?
- Le bureau du préfet de police.
- De quoi s'agit-il ?
- Monsieur le préfet aimerait avoir un entretien avec le cardinal secrétaire d'État. C'est urgent.
- C'est moi-même.
La voix marqua un temps d'arrêt, étonnée, semblait-il, d'avoir été mise directement en relation avec le cardinal secrétaire d'État.
- Éminence, vous serait-il possible de recevoir aujourd'hui monsieur le préfet de police ? Il s'agit de votre secrétaire, Giancarlo Soffici.
- Il n'a qu'à venir ! aboya Gonzaga dans le combiné. À la fin de l'angélus !
La secrétaire du préfet de police avait beau avoir son bac et de l'expérience, elle ignorait tout des repères temporels que le clergé utilise couramment. Elle n'osa toutefois pas demander au cardinal secrétaire d'État une traduction sécularisée de l'heure du rendez-vous. Elle espérait bien que le préfet de police saurait décrypter cette étrange instruction.
La Lancia noire du préfet de police, escortée de deux carabinieri en moto, arriva peu après 11 h devant l'entrée qui s'ouvrait sur le Cortile di San Damaso. Deux gardes suisses escortèrent le visiteur dans le palais du Vatican, jusqu'au bureau de Gonzaga.
Antonio Canella, le préfet de police, un fonctionnaire digne et bien nourri qui touchait un des plus gros salaires du service public, portait un costume noir et ployait sous son propre embonpoint.
Une mallette noire à la main et précédé par les gardes, il gravit les nombreuses marches de l'escalier en marbre qui menait au troisième étage.
Les deux gardes prirent position à droite et à gauche de la porte du secrétariat du cardinal secrétaire d'État. Conformément au règlement, ils regardaient droit devant eux lorsque Canella frappa et entra sans attendre qu'on l'y invitât.
La porte du bureau de Gonzaga était ouverte comme si le cardinal venait de s'absenter. Le préfet de police s'éclaircit bruyamment la voix, et Gonzaga s'encadra immédiatement dans le chambranle de la porte. Sans desserrer les dents, il tendit l'anneau de sa main droite vers Canella. Le préfet de police, qui avait une bonne tête de moins que Gonzaga, ne put faire autrement que de baiser furtivement l'anneau.
Canella, connu pour son attitude critique vis-à-vis de la curie, trouvait ce cérémonial plutôt niais. Mais, étant ici en mission officielle, il ne pouvait se permettre aucune maladresse.
Il fit un grand geste du bras pour désigner la pièce dans laquelle il se trouvait.
- Peut-on dire que ce lieu soit, pour ainsi dire, le bureau dans lequel travaille votre secrétaire Giancarlo Soffici ?
Canella aurait pu faire plus court.
- Qu'en est-il de Soffici ? Avez-vous de ses nouvelles ? s'emporta le cardinal secrétaire d'État.
Canella prit une mine contrite. L'acteur était assez peu crédible dans son rôle.
- Monsignor Soffici est mort. Je suis désolé, Éminence, ajouta-t-il en inclinant la tête avec assez peu de spontanéité.
- Il a été assassiné, murmura Gonzaga entre ses dents sur un ton relevant plus de la colère que de la tristesse. Où l'a-t-on trouvé ?
- Ma réponse va sans doute vous étonner, Éminence, mais je suis certain que vous pourrez nous expliquer de quoi il retourne. Monsignor Soffici a été victime d'un accident de voiture en Allemagne...
Canella ouvrit sa mallette dont il tira un fax.
- À proximité d'une forteresse, sur les rives du Rhin. La forteresse est appelée le château de Layenfels.
Gonzaga s'affala sur une chaise et pointa l'index sur un fauteuil pour inviter Canella à s'asseoir.
Le préfet de police ne perdait pas une miette des réactions de Gonzaga, qui semblait étonné, mais pas ébranlé. Le cardinal réfléchissait. Le lieu où Soffici avait trouvé la mort ne paraissait pas le surprendre outre mesure.
- Pourriez-vous m'expliquer ce que monsignor Soffici allait faire au... - il consulta de nouveau le fax - château de Layenfels ?
Cette question sembla déstabiliser Gonzaga.
- Monsignor Soffici était en mission officielle, finit-il par répondre.
- Dans une forteresse, sur les bords du Rhin ?
- En quoi cela vous regarde-t-il ? coupa brutalement Gonzaga. Le château de Layenfels est le siège d'une confrérie chrétienne qui a le soutien de la curie romaine. Nos frères y travaillent à un projet scientifique que leur a confié l'Église.
Canella opina, comme si cette réponse le satisfaisait pleinement.
- Ceci explique donc que Soffici ait circulé dans votre voiture de fonction ?
- Dans ma voiture de fonction ? Effectivement, celle-ci avait disparu depuis un certain temps.
Gonzaga eut un regard soucieux ; il venait d'en dire un peu trop. Il tenta de se rattraper :
- Mais, en réfléchissant, il me semble, si je me souviens bien, que mon secrétaire m'avait demandé l'autorisation d'emprunter ma Mercedes. Oui, oui, je m'en souviens parfaitement !
Gonzaga tentait de comprendre ce qui avait bien pu amener Soffici à se rendre au château de Layenfels, précisément dans la Mercedes qui avait disparu depuis l'enlèvement.
Sentant le regard de Canella peser sur lui, il prit un air faussement embarrassé.
- Il faut que vous sachiez que nos relations n'étaient pas des meilleures. Giancarlo pouvait parfois se montrer très obtus. En d'autres termes, à certains moments, sa main droite ne savait plus ce que faisait sa main gauche.
- Je comprends, répondit Canella, qui, en fait, ne comprenait absolument rien. Vous allez donc certainement pouvoir me dire aussi pourquoi votre véhicule était équipé de fausses plaques minéralogiques allemandes.
- Des plaques minéralogiques trafiquées ? Impossible !
- Éminence, vous n'allez tout de même pas prétendre que nos collègues allemands ont inventé ces détails de toutes pièces, histoire de se rendre intéressants ?
La face de lune de Canella s'était empourprée. Il commençait à s'énerver. Il se mit à fouiller dans sa mallette pour en extirper une chose à moitié brûlée, enveloppée dans un plastique transparent : les restes d'un passeport.
- Et, naturellement, vous savez aussi pourquoi votre secrétaire avait ce passeport sur lui. Il a été délivré au nom de Frederico Garre. Le Garre en question a été retrouvé mort il y a quelques jours, dans le bassin de la fontaine de Trevi. Éminence, il est grand temps pour vous de sortir de votre silence. Vous feriez mieux de dire la vérité !
Le cardinal secrétaire d'État entra alors dans une violente colère :
- Suis-je donc chargé de surveiller mon secrétaire ?
Il pensa alors que Soffici aurait certainement illustré cette question en citant l'Exode 1, 4. Et il en crut d'autant moins ses oreilles lorsque le préfet de police cita précisément le passage :
- Écoute le sang de ton frère qui de la terre crie vers moi !
Le cardinal secrétaire d'État s'apprêtait à féliciter Canella pour sa connaissance approfondie des Écritures, lorsqu'il comprit soudain le sens de la citation.