- Je vous présente mes condoléances pour la mort de votre secrétaire.
Keller s'inclina lui aussi, maladroitement. Sur ce, les deux hommes quittèrent ensemble le bureau du cardinal.
Cette nuit-là, Philippo Gonzaga fut incapable de dormir. Il ne cessa de se lever pour aller regarder de sa fenêtre la place Saint-Pierre illuminée. Il craignait que son silence n'ait éveillé les soupçons du préfet de police. Il faisait encore nuit lorsqu'il finit par s'assoupir et rêva encore de cochons.
Gonzaga se voyait courant dans un couloir sans fin entre des rangées de carcasses de cochons suspendues au plafond. Il s'avéra qu'il ne s'agissait pas de carcasses de porcs, mais de dépouilles de femmes suppliciées offrant leurs gros seins et leurs cuisses entrouvertes en pâture au regard.
Les bras du cardinal, lourds comme du plomb, pendaient le long de son corps. Toute tentative de se signer pour éloigner ainsi de lui ces apparitions diaboliques aurait été vaine.
Et, lorsqu'il se retourna, ce fut pour voir une armée d'évêques et de cardinaux, de religieuses et de monsignores dans des tenues surprenantes, armés d'épées comme des anges vengeurs. Il se mit à courir pour semer ses poursuivants.
Mais ils ne cessaient de gagner du terrain. Le premier levait déjà son épée et prenait son élan pour le couper en deux lorsque Gonzaga se réveilla, trempé de sueur et tremblant de tous ses membres.
49
Le jet de la compagnie régionale Embraer atterrit avec un retard de quatre-vingt-dix minutes à l'aéroport de Munich. Le vol Alitalia AZ 0432 s'était déroulé sans incident. Malberg avait somnolé, non sans avoir auparavant détaillé les passagers qui l'entouraient. Il n'avait rien remarqué d'inquiétant. Il n'y avait rien de surprenant à ce qu'il continue à souffrir d'une sorte de syndrome de persécution. Il lui faudrait encore un peu de temps avant de s'habituer à ne plus être recherché par la police.
Lorsqu'il monta dans un taxi devant le hall du terminal 1, il fut accueilli par de la pluie et des bourrasques qui soulevaient les feuilles d'automne. Bien qu'il n'eût pas remis les pieds depuis deux mois dans son appartement de Munich-Grünwald, Malberg décida de se rendre d'abord à sa librairie. Il ne s'était encore jamais absenté aussi longtemps depuis qu'il avait ouvert cette boutique. Fort heureusement, il pouvait se reposer entièrement sur mademoiselle Kleinlein.
En effet, Malberg n'avait aucune raison de se faire de souci. Le chiffre d'affaires avait même augmenté, alors que la tendance générale était plutôt à la baisse durant les mois d'été. Mademoiselle Kleinlein lui indiqua qu'il était grand temps d'effectuer de nouvelles acquisitions.
Le marché des incunables et autres livres précieux était comme asséché depuis que des spéculateurs avaient découvert que les « vieux papiers » - comme elle aimait à le dire en plaisantant - étaient un investissement rentable. Les offres ne manquaient pas, mais elles se limitaient le plus souvent aux ouvrages relativement courants, et qui plus est dans un état tel que les prix restaient assez peu élevés.
Malberg était penché sur les livres de compte lorsqu'il reçut un appel en provenance de Rome. C'était Barbieri.
- Lukas, c'est toi ?
- Cela m'aurait étonné que tu me laisses en paix ne serait-ce que deux jours, grogna Malberg. Alors, qu'est-ce qu'il y a ?
- Il y a que ça bouge, ici. À cause d'une histoire franchement idiote !
- De quoi parles-tu ? Peux-tu être un peu plus précis ?
Silence. Lukas entendit Giacopo prendre une profonde respiration avant de se lancer. Il paraissait en colère.
- Pourquoi ne m'as-tu pas dit que tu avais rencontré cet homme au visage défiguré quelques jours avant qu'on ne retrouve son cadavre flottant dans la fontaine de Trevi ?
- Eh bien... je pensais que cela n'avait plus aucune importance. L'homme était mort avant que j'aie pu le revoir. Pourquoi ?
- Il y a des photos qui circulent dans Rome. On t'y voit en grande conversation avec cet horrible personnage.
- Arrête tes salades ! C'est quoi ce délire ?
- Je vais te le dire. Il faut déjà être fou pour prendre contact avec un malfrat notoire, connu des services de police. Mais, non content de cela, tu ne trouves rien de mieux que de le rencontrer dans la basilique Saint-Pierre, ce qui est carrément débile. Le moindre recoin du monument le plus célèbre du monde est truffé de caméras de surveillance, c'est un secret de polichinelle. Et on aurait tort de sous-estimer les services de sécurité du Vatican. Toujours est-il que, lors d'un contrôle, on a découvert des photos de ce Gueule-brûlée, et ces clichés ont été transmis à la police romaine. Malheureusement, sur ces photos, on voit aussi un certain Lukas Malberg...
Malberg était tétanisé.
- Dis-moi que ce n'est pas vrai ! bredouilla-t-il après un instant de silence.
- C'est vrai !
- Et comment sais-tu tout cela ?
- J'ai gardé de très bons contacts avec la police. J'ai vu les clichés de mes propres yeux. Tu es assez photogénique.
- Je n'ai vraiment pas le cœur à plaisanter !
- Pour parler sérieusement, je ne serais pas étonné qu'on fasse tôt ou tard le rapprochement entre toi et le meurtre de Gueule-brûlée.
- Mais c'est de la folie !
- La vie n'est qu'une vaste folie. Pas la peine de te faire du souci pour le moment. L'administration n'a pas encore identifié l'homme figurant sur les photos.
- Maigre consolation.
Barbieri se voulut rassurant.
- Je voulais seulement te tenir informé. Sois prudent. Quand reviens-tu à Rome ? Tu comptes toujours revenir ?
- Oui, naturellement. J'ai réservé mon vol pour après-demain sur Alitalia. Arrivée à dix-neuf heures vingt-cinq. Qui sait, il y aura peut-être une bonne âme pour venir me chercher. Au fait, qu'est-ce que tu entends par : « Sois prudent » ?
- Évite les caméras de surveillance dans les aéroports ou dans les lieux publics. Et fais aussi attention à ne pas griller un feu rouge. Ne roule pas trop vite, à cause des flashs. Ce genre de photo a déjà mis en difficulté des gens qui se croyaient en sûreté. Et, à propos de bonne âme, elle est à côté de moi.
Malberg fut heureux et soulagé d'entendre la voix de Caterina. Il l'écoutait presque avec recueillement, sans entendre ce qu'elle disait. Il la voyait devant lui, avec ses yeux foncés, et il laissait virtuellement glisser sa main le long de son corps.
- Tout va s'éclaircir, lui dit-elle. Dis, tu écoutes ce que je te dis ? demanda-t-elle après un long silence.
- Oui, oui, bégaya Malberg, gêné. Je me laissais juste aller à quelques souvenirs.
Caterina comprit son allusion.
- Tu es obsédé ? lui demanda-t-elle sur un ton moqueur.
- Non, répondit Malberg du tac au tac, mais je n'ai pas envie de penser à autre chose.
Il prit une profonde inspiration, comme s'il luttait contre lui-même pour revenir à la réalité.
- Tu as entendu ce qu'a dit Barbieri ?
- Oui.
- J'ai aussi du nouveau, poursuivit Malberg.
- Ne me fais pas lanterner !
- Marlène avait une sœur, Liane, une hôtesse de l'air qui vit à Francfort. Elle sait peut-être des choses sur la mystérieuse vie de sa sœur ; enfin, je n'ai pas trop d'espoir. Du reste, Marlène n'a jamais fait allusion à sa sœur. J'ai l'impression qu'elles ne s'appréciaient pas particulièrement.
- Et comment as-tu appris son existence ?
- J'ai rencontré Max Sydow, un ancien camarade de classe, à l'aéroport de Fiumicino. Il est pilote et il connaît Liane Ammer.
- Pourquoi ne lui téléphones-tu pas tout simplement ? Elle sait peut-être quand même quelque chose. Il se peut qu'elle connaisse quelqu'un qui soit susceptible de nous aider.