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Murath reconnut Anicet de loin, à son pas lourd et à sa respiration sifflante. Le vieil homme venait de gravir plus de cent marches lorsqu'il entra dans la pièce fortement éclairée ; Murath leva à peine les yeux. Il y avait belle lurette que les deux hommes ne s'embarrassaient plus de formules d'usage du type : « Bonsoir », ou « Comment allez-vous ? ». Aussi Murath fut-il passablement étonné d'entendre Anicet lui demander d'un ton aimable :

- Professeur, où en êtes-vous de vos recherches ?

Murath jeta un coup d'œil à la grande pendule suspendue au-dessus de la table du laboratoire, comme pour vérifier qu'une nouvelle ère ne venait pas de commencer. Puis il regarda Anicet d'un œil torve et marmonna :

- Gardez vos plaisanteries pour vous. Vous savez pertinemment que le jour où je ferai la découverte capitale, vous serez le premier à en être informé. De plus, votre précédent employeur devrait vous avoir habitué à user de repères temporels infiniment moins resserrés pour appréhender les grandes vérités. Il a fallu plus d'une centaine d'années de réflexion à la curie pour savoir si le prêtre devait se présenter de face ou de dos aux fidèles pendant l'office.

- Excusez-moi, professeur, je ne voulais pas vous froisser. Inutile aussi que je vous explique que je ne me sens plus lié de quelque manière que ce soit avec cet employeur que vous avez évoqué, et ce depuis fort longtemps.

- Que voulez-vous, alors ? Sinon me faire comprendre que votre patience a des limites...

- Mais pas du tout, professeur, pas du tout !

Cette attitude décontenançait Murath. Comment expliquer ce brusque revirement de l'ex-cardinal ? Le chercheur, se sentant sous-estimé, cherchait à déceler sur le visage d'Anicet des signes d'ironie ou de raillerie. Les intrigues et les manœuvres en tous genres étaient de mise à la forteresse de Layenfels. On y retournait assez brusquement sa veste. Anicet, Murath, Dulazek, Willenborg, Masic, Van de Beek et Gruna, les leaders des Fideles Fidei Flagrantes, se partageaient les domaines d'influence, et, à l'intérieur de cette équipe dirigeante, les relations connaissaient des fluctuations. À l'origine, Murath et Anicet étaient plutôt des amis. Mais le ciment de leur amitié, leur objectif commun, s'effritait de jour en jour, au fur et à mesure que les recherches du biologiste traînaient en longueur et restaient sans résultats.

- Que me vaut le plaisir équivoque de votre tardive visite ? continua le professeur sur le même ton ironique.

Anicet, engoncé comme à son habitude dans son habit boutonné jusqu'en haut, dégrafa les premiers boutons pour extraire d'une poche intérieure le sachet de cellophane dûment fermé qu'il avait récupéré dans la voiture de Soffici avant que celle-ci ne prenne feu.

Le professeur Murath se mit à bégayer lorsqu'il reconnut ce qu'Anicet tenait dans la main.

- Mais, mais, c'est, c'est...

- Le morceau manquant du linge !

- Vous en êtes sûr ?

- Absolument sûr, professeur !

- Apparemment, il y a des traces de sang, remarqua Murath qui regardait le morceau de tissu dans la lumière.

Anicet hocha la tête.

- J'espère que ces traces de sang sont cette fois bien celles de Jésus de Nazareth.

Le professeur jeta à l'ex-cardinal un regard interrogateur.

- Comment voulez-vous en être si sûr ? Si c'était bien le cas, nous aurions résolu tous les problèmes !

- Je sais. Mais, pour répondre à votre question : depuis un certain temps, ce minuscule morceau d'étoffe a été l'objet de transactions sur le marché noir. Le cardinal secrétaire d'État Gonzaga n'a pas été en mesure d'acquérir cette relique, en dépit de toutes les ruses qu'il a pu mettre en œuvre et des moyens financiers dont il disposait. Les prix proposés ont atteint des sommets. Il paraît absurde d'exiger de pareilles sommes pour une chose qui ne les vaut pas. J'ai en tout cas le sentiment que nous ne sommes pas les seuls à nous intéresser à cet échantillon d'étoffe. Se pourrait-il...

Murath lui coupa la parole.

- Impossible. Vous croyez qu'un autre chercheur pourrait poursuivre exactement les mêmes recherches ?

- C'est cela même !

- Monsieur le cardinal !

- Je me passe volontiers de ce titre.

- Soit. Monsieur l'ex-cardinal, j'ai passé la moitié de ma vie à bâtir cette démonstration. Et, en toute modestie, j'ai toujours la réputation d'être une sommité en biologie moléculaire et en génétique moléculaire, bien qu'un certain nombre d'années se soient écoulées depuis l'époque où je travaillais à l'Institut Whitehead de Cambridge, dans le Massachusetts. Je n'ai pas besoin de vous rappeler que cet institut de recherche me doit la réputation dont il jouit aujourd'hui au niveau international.

- Professeur, personne ne se permettrait de nier vos mérites. Et moi, encore moins. Je serais ravi que vous l'emportiez au final. En effet, si d'autres nous devançaient, ce serait une catastrophe pour toute la confrérie.

- Je sais, fit Murath, avec le sourire radieux de l'homme sûr de son fait.

Le professeur enfila sans dire un mot des gants en latex. Avec ses mains ainsi levées, il ressemblait à un cambrioleur pris en flagrant délit. Cet homme, dont la peau blafarde témoignait de son aversion pour la lumière, paraissait encore plus étrange que de coutume. Il ouvrit une armoire vitrée et en sortit le linceul plié dans une boîte en plexiglas.

Il déplia le linge sur la table qui ressemblait à celles sur lesquelles on pratique les autopsies. On discernait vaguement l'image en négatif d'un corps humain. L'endroit où le petit morceau d'étoffe manquait sautait immédiatement aux yeux.

Anicet tendit à Murath le précieux sachet de cellophane. Le professeur sortit l'échantillon de tissu avec des pincettes. La tension se lisait sur son visage.

Un étage plus bas, à tout au plus vingt mètres à vol d'oiseau de l'endroit où se déroulait cette scène, dans la cellule du docteur Dulazek, le cytologue et l'hématologue Ulf Gruna étaient penchés devant un minuscule récepteur guère plus grand qu'un paquet de cigarettes. Dulazek cherchait sans succès à augmenter le volume. Mais, hormis des chuintements et des grésillements, aucun son ne sortait du petit appareil.

- Que se passe-t-il ? chuchota Dulazek qui s'impatientait. Je n'entends rien !

Une semaine auparavant, Gruna avait réussi à fixer sans se faire remarquer un minuscule micro sous la table dans le laboratoire du professeur Murath. Gruna haussa les épaules :

- Je n'en ai aucune idée. Il y a une minute, le matériel fonctionnait encore très bien.

- Mais il ne marche plus. Bon sang, justement au moment où les choses se corsent ! Murath n'a tout de même pas découvert l'engin ?

- Impossible. On entendrait autre chose.

Tout à coup, un craquement sortit du petit haut-parleur.

- Comment avez-vous réussi à vous procurer le morceau manquant, monsieur l'ex-cardinal ?

Long silence. Dulazek et Gruna échangèrent un regard tendu. Le silence durait.

Puis, la même voix reprit :

- Laissez-moi deviner. C'est grâce à Soffici, le secrétaire du cardinal Gonzaga. Mais vous venez de me dire que Gonzaga n'avait pas réussi à l'acheter. Il y a quelque chose que je ne comprends pas.

Et maintenant la voix d'Anicet :

- Il n'est pas nécessaire que vous compreniez, professeur. L'essentiel est de prouver qu'il s'agit bien du morceau original, et non d'un faux.

Murath :

- Certes. Mais, en ce qui concerne Soffici, les rumeurs les plus folles circulent. On dit que l'accident aurait été provoqué.