- Merci, chef !
Caterina prit le magazine et quitta la pièce.
Voilà une journée de travail qui démarrait sur les chapeaux de roues. Caterina avait à nouveau l'impression que sa vie venait de changer du tout au tout en l'espace de quelques minutes.
Bizarre : elle retrouvait son ancien job, qui plus est avec une promotion et une augmentation ; et, pour couronner le tout, les interdictions concernant ses enquêtes étaient levées. Pourtant, elle ne débordait pas de joie, elle n'éprouvait même pas de satisfaction.
Elle ressentait une certaine méfiance et elle manquait subitement d'assurance.
Elle se plongea d'abord dans la lecture de l'article de ce magazine allemand aussi réputé pour son sérieux que pour son penchant à traiter des sujets délicats.
Elle lut sans difficulté le texte en allemand. Elle avait appris cette langue au lycée, et ses relations avec Lukas lui avaient permis de consolider sa connaissance de la langue de Goethe.
Lorsqu'elle eut terminé, elle marqua une pause et réfléchit.
L'article n'évoquait pas de lien possible entre la mort de Soffici et l'assassinat de Marlène Ammer.
Son nom n'était même pas cité, pas plus que les mystérieuses circonstances de sa mort.
Comment Bruno Bafile en était-il arrivé à faire le recoupement entre les deux affaires ?
53
La salle de l'hôtel des ventes Hartung & Hartung sur la Karolinenplatz à Munich était comble. Les conservateurs des grandes bibliothèques européennes, les libraires, les bouquinistes venus d'outre-mer et bien sûr les collectionneurs à l'affût de bonnes occasions y étaient assis en rangs serrés.
Le commissaire-priseur avait fort à faire. En l'espace de trois jours, ce petit homme frêle, soigné, aux cheveux clairsemés, avec ses lunettes à monture dorée, allait proposer deux mille cinq cent quarante articles aux enchères : des livres, des manuscrits et des autographes.
Malberg était venu ici pour renouveler son stock de livres anciens. Comme à son habitude, il avait pris place dans la dernière rangée.
Cela faisait partie des tactiques des professionnels qui pouvaient ainsi observer les autres acquéreurs et adapter leur comportement aux leurs.
Pour dix-huit mille euros, Malberg avait acquis un bréviaire à dix-sept lignes datant de 1415 : enchère de départ, seize mille euros.
Un achat bon marché si l'on considérait l'écriture manuscrite en latin, les bordures de couleur et les initiales rouges et or. À la revente, il ferait la culbute sans problème.
Il manqua l'achat d'un herbier de Hieronymus Bosch, datant de 1577 et qui provenait de l'abbaye de Weingarten. Le livre relié en cuir pleine fleur était illustré de nombreuses lithographies originales ; il passait pour l'un des plus beaux herbiers du seizième siècle. Depuis son impression, on connaissait tous ceux qui en avaient été les propriétaires.
Un livre de ce genre avait un prix, estimé à trente mille euros. Malberg n'était pas prêt à le payer si cher. Il arrêta de surenchérir à vingt mille euros.
Les enchères allaient bon train. Lorsque deux heures plus tard le commissaire-priseur passa au numéro 398 du catalogue, un murmure parcourut la salle.
Ce livre datant du dix-neuvième siècle, habilement mis en valeur par le commissaire-priseur, avait fait couler beaucoup d'encre depuis quelque temps. On spéculait sur le prix qu'il pourrait atteindre, mais aussi sur son contenu.
Il s'agissait d'un ouvrage exceptionnel, intitulé Peccatum octavum. On n'aurait jamais dû retrouver d'exemplaire du Huitième Péché, car l'ouvrage avait été interdit par Pie IX. Sur ordre de sa Sainteté, toutes les bibliothèques avaient à l'époque été fouillées, et les exemplaires trouvés avaient été brûlés en présence de témoins.
L'auteur de ce livre était un biologiste augustinien, Gregor Mendel. Ce même Mendel, précurseur en génétique, qui était à l'origine des lois qui avaient pris son nom. Mendel était originaire de Silésie autrichienne, l'actuelle République tchèque.
C'était d'ailleurs là-bas que le volume avait été découvert, chez un bouquiniste, sur une étagère dévolue aux langues étrangères. L'ouvrage sommeillait là depuis la fin de la guerre, coincé entre les premières éditions de Karl May et une traduction allemande des Aventures du brave soldat Schwejk. Un étudiant en génétique l'avait acheté pour vingt euros. Le nom de l'auteur lui disait bien quelque chose.
Mais ce livre, à l'exception du titre en latin, était écrit dans une curieuse langue illisible, qu'il n'avait pu déchiffrer.
L'étudiant s'était renseigné, et on lui avait dit qu'il s'agissait d'un précieux exemplaire pour bibliophiles pouvant, dans une vente aux enchères, atteindre un prix à six chiffres.
- La mise à prix est de cinquante mille euros ! Qui dit mieux ?
Le commissaire-priseur arborait une mine grave tandis qu'il laissait son regard errer sur l'assistance. Un journal avait estimé la valeur de ce livre dont le contenu sentait le soufre, à cent mille euros.
- Cinquante-cinq mille ! Soixante ! Soixante-cinq ! Soixante-dix ! Soixante-quinze ! Quatre-vingts ! Quatre-vingt mille euros une fois !
Silence.
- Quatre-vingt-cinq !
Le commissaire-priseur pointa le doigt sur un homme en costume croisé gris qui était assis au premier rang.
- Cent mille euros ! fit une assistante qui était en communication téléphonique avec un client.
- Cent mille euros une fois !
À partir de là, une bataille d'acquéreurs potentiels se déchaîna. En l'espace de quarante secondes, entre la salle et le téléphone, le prix grimpa à deux cent trente mille euros.
- Deux cent trente mille euros, répéta le commissaire-priseur avec un calme feint. Deux cent trente mille une fois... Deux cent trente mille deux fois...
Soudain un homme assis à côté de Malberg sembla se réveiller. Il était pâle, il avait les cheveux peignés en arrière et tenait le numéro 22 à la main.
- Deux cent trente-cinq mille pour le monsieur du dernier rang. Une fois, deux fois - plus personne ? Adjugé ! Vendu !
Des applaudissements s'élevèrent dans la salle, comme chaque fois qu'une somme élevée était atteinte.
Malberg regarda son voisin. Celui-ci gardait le regard rivé devant lui, comme si tout cela ne le concernait pas. Par la suite, l'inconnu ne se départit pas de son immobilité lorsque des incunables de grande valeur furent mis en vente.
- Pardonnez-moi de vous adresser ainsi la parole, commença Malberg en se tournant vers son voisin au visage pâle. Vous êtes collectionneur ?
L'inconnu tourna la tête vers lui comme un automate et le regarda de ses yeux profondément enfoncés dans les orbites avant de répondre, sur un ton qui était froid sans être inamical :
- Je crois que cela ne vous regarde pas, monsieur.
Son allemand était parfait, bien que teinté d'un léger accent italien.
- Bien sûr, répondit Malberg considérant déjà que l'échange était terminé.
Mais l'homme pâle engagea à nouveau la conversation :
- Qu'est-ce qui vous fait dire que je suis un collectionneur ?
- Eh bien... fit Malberg qui avait du mal à formuler sa réponse. Il n'y a qu'un collectionneur qui puisse débourser une somme aussi faramineuse pour un livre dont la valeur reste à déterminer.
- Vous voulez dire que le livre pourrait être un faux ?
- Absolument pas. Ce qui distingue le marché du livre du marché de l'art, c'est que les faux y sont extrêmement rares. Vous connaissez sans doute cette phrase de Camille Corot. Cet artiste a peint dans sa vie plus de deux mille tableaux ; or il en existe trois mille, rien qu'en Amérique. Non, contrefaire un livre datant des débuts de l'imprimerie serait bien trop compliqué. Et puis, il est facile de dater avec précision du papyrus ou du papier.