- Vu sous cet angle, l'ouvrage de Mendel est relativement récent !
- Justement. Sa valeur repose sur le fait qu'il soit unique, tant de par son histoire que de par son contenu.
Celui que Malberg avait pris pour un collectionneur parut subitement intrigué.
- Vous connaissez le contenu du livre ?
- Oui. Ou plutôt non. J'ai seulement une vague idée de ce qui y est dit.
- Tiens donc, fit l'inconnu, arborant un sourire condescendant qui exprimait moins son contentement que son savoir et sa supériorité. Alors, vous en savez plus que moi, ajouta-t-il avec ironie.
Il était évident que cet homme ne le prenait pas au sérieux. Malberg trouvait son attitude désagréable. Il se pencha vers son voisin pour lui chuchoter :
- Seuls quelques rares bibliophiles - et ce ne sont même pas des experts - connaissent l'existence de ce livre de Gregor Mendel. Pourtant, cet ouvrage est parmi les plus importants qui aient jamais été écrits. Mais on le croyait disparu. De plus, il a été rédigé en langue cryptée, ce qui explique qu'il soit tombé dans l'oubli. Pas étonnant, du coup, que le livre et son contenu donnent lieu aux spéculations les plus folles. Mais vous le savez certainement déjà depuis longtemps. Les journaux n'arrêtent pas d'en parler.
- Non, non ! fit l'homme pâle, qui paraissait tout à coup impressionné. Vous semblez en savoir plus que ce qui est écrit dans les journaux. Je me demande seulement d'où vous tenez tout ce savoir...
Ce fut au tour de Malberg d'arborer une certaine arrogance pour répondre, avec un sourire délibérément condescendant :
- J'ai fait des études de bibliothécaire et j'ai rédigé un mémoire sur les ouvrages disparus de la littérature mondiale. Le Peccatum octavum, le livre de Gregor Mendel, en fait partie. Je ne pouvais pas me douter qu'un jour, un exemplaire de cet ouvrage referait surface.
Il était presque midi, et la conversation menée à voix basse par les deux hommes dans la dernière rangée commençait à agacer certaines personnes dans la salle.
- Me feriez-vous l'honneur de venir déjeuner avec moi ?
Malberg nota l'élégance avec laquelle son voisin s'exprimait.
- Avec plaisir, répondit-il, sans se douter de l'aventure dans laquelle ces deux petits mots allaient le précipiter.
La brasserie était située au pied d'un ensemble d'immeubles d'architecture postmoderne froide et sobre. Elle était connue pour l'excellence de sa cuisine méditerranéenne.
Entre les pâtes et la dorade grillée que le serveur leur avait recommandées, l'inconnu reprit le sujet de la conversation entamé lors de la vente :
- Vous pensez donc qu'il ne sera pas facile de traduire ce livre écrit dans une langue étrange ?
- Effectivement. Autant que je me souvienne, Friedrich Franz, moine à l'abbaye Saint-Thomas de Brünn, a laissé dans un de ses ouvrages un indice concernant le livre mystérieux de Gregor Mendel. Cet indice concerne aussi bien le contenu du livre que la langue chiffrée. Il ne tenait pas, semble-t-il, à ce que ses frères de l'abbaye eussent connaissance du résultat de ses recherches.
- Connaissez-vous la signification du titre du livre ?
L'inconnu arborait un sourire plein de suffisance.
- Pour être franc, non.
- Alors, j'ai déjà ce privilège !
Malberg ne put s'empêcher de dire :
- Je serais curieux d'en connaître le sens !
L'inconnu se redressa comme un prédicateur et répondit avec un air théâtral :
- La théologie de la morale décrit sept péchés capitaux : l'orgueil, l'avarice, la colère, l'envie, la gourmandise, la luxure, l'orgueil et la paresse. D'après Matthieu, chapitre 12, Jésus a dit que le péché et le blasphème seraient pardonnés aux hommes. Mais l'évangéliste évoque un autre péché, le huitième, le péché contre le Saint-Esprit. Et celui-ci, dit Jésus, ne sera pas pardonné, ni dans ce siècle ni dans les siècles à venir.
Malberg regarda longuement l'homme assis en face de lui.
- Vous êtes théologien ? finit-il par demander.
- Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?
- Vous employez des expressions que seul un théologien emploie.
Son interlocuteur se contenta de hausser les épaules. Au lieu de répondre, il poursuivit :
- Durant des siècles, les théologiens se sont perdus en conjectures pour comprendre la teneur du péché contre le Saint-Esprit. Ma conviction est que, dans son livre, Gregor Mendel répond à cette question.
- À ma connaissance, dit Malberg, le Saint-Esprit représente dans la Bible le savoir et la connaissance par excellence. Et cela signifie que Mendel aurait découvert ce qu'il aurait mieux fait de ne pas découvrir. L'interdiction prononcée par le pape va dans ce sens. Un homme étrange, ce Gregor Mendel, vous ne trouvez pas ?
- Certes. Mais son originalité va vraisemblablement plus loin. Vous savez que, de son vivant, Gregor Mendel n'a pas été reconnu comme le découvreur des lois fondamentales de l'hérédité. Ce n'est que bien des années après sa mort qu'on a redécouvert les fondements de la biologie moderne, de l'évolution et les règles de l'hérédité humaine. Le fait qu'il soit resté méconnu a certainement été décisif pour Mendel. Il a alors décidé de conserver pour lui sa plus grande découverte. Il l'a dissimulée dans un livre pour ne la livrer qu'à un petit cercle d'initiés.
L'inconnu au visage pâle avait cessé de manger depuis longtemps. Il fixait Malberg tout en parlant, comme s'il voulait lui confier quelque chose. Il finit par dire, avec le plus grand sérieux :
- Vous sentiriez-vous capable de décrypter ou de traduire le texte du livre ? Nous nous mettrions d'accord sur vos honoraires. J'imagine, compte tenu du travail nécessaire pour décrypter cette écriture, qu'une somme avoisinant les cent mille euros pourrait convenir.
Cent mille euros ! Malberg s'efforçait de paraître calme. Son mémoire de maîtrise datait déjà de quelques années, mais, si ses souvenirs étaient bons, le frère Friedrich Franz disait que Mendel avait eu recours à un stratagème assez simple, à un banal tour de passe-passe : il aurait écrit en allemand en remplaçant l'alphabet latin par l'alphabet grec. Un procédé cryptographique qui avait été utilisé pour la première fois à l'époque de la Renaissance.
Pendant qu'il réfléchissait au système d'encodage, il entendit toutefois son mystérieux interlocuteur lui dire :
- Il faudrait que vous effectuiez ce travail au château de Layenfels.
Un concert de sirènes d'alarme retentit alors dans la tête de Malberg. L'homme pâle avait-il bien dit « au château de Layenfels » ? Au château de Layenfels, à l'endroit même où le monsignor Soffici avait trouvé la mort dans des circonstances troublantes ?
Malberg s'affola. Pouvait-il vraiment s'agir de la forteresse dont le porche arborait cette croix étrange, qui figurait sur le médaillon de Marlène ?
Il sentait le sang battre dans ses tempes. Il gardait les yeux rivés sur la nappe blanche. Qu'est-ce que tout cela pouvait bien signifier ? Il s'était mis dans cette situation en toute naïveté, mais cela ne pouvait pas être le fruit du hasard.
L'inconnu enchaîna :
- Vous comprendrez que je ne sois pas prêt à confier un livre aussi précieux à n'importe qui.
- Bien sûr, bredouilla Malberg qui ne savait absolument pas quelle attitude adopter.
Se lever et partir sans un mot serait sans doute la plus mauvaise des solutions. Malberg savait maintenant d'où venait l'inconnu. La question était de savoir si l'inconnu le connaissait, lui aussi.
C'est invraisemblable, pensa Malberg. C'était lui qui avait adressé la parole à l'inconnu au visage pâle, et non l'inverse. Et l'inconnu avait d'abord fait preuve d'une grande réticence à son égard.