- J'ai pressenti le pire lorsque les cris de Marlène sont devenus plus sourds, comme si on lui avait mis un coussin sur le visage. Puis je n'ai plus rien entendu du tout. Je suis montée. Un des trois hommes a violemment ouvert la porte, m'a poussée sur le côté et a dévalé l'escalier comme s'il avait le diable à ses trousses. De l'intérieur de l'appartement, j'ai entendu : « Don Anselmo, don Anselmo ! Regardez ! »
- Qu'est-ce que cela voulait dire ?
- Sur le coup, je me suis posé la même question. Il m'a fallu de longues minutes avant de réaliser ce que cela signifiait. « Elle est morte ! » s'est exclamé celui qui accompagnait l'exorciste. « Nous l'avons tuée ! » « Balivernes, a rétorqué don Anselmo, c'est le démon qui a tué son corps de pécheresse. »
- Et alors, que s'est-il passé ? Continuez !
La signora se redressa et prit une profonde inspiration.
- Le jeune prêtre, qui accompagnait l'exorciste, pleurait. Il criait, se lamentait, menaçant de se jeter par la fenêtre. Cela a bien duré dix minutes avant qu'il ne se calme. Je ne peux qu'imaginer ce que les deux hommes se sont dit, puisqu'ils parlaient à voix basse. J'ai entendu qu'on faisait couler de l'eau dans la baignoire, puis des bruits comme lorsqu'on traîne quelque chose. Vous connaissez la suite.
La femme marqua un temps d'arrêt.
- Et alors ?
- Vous pouvez imaginer dans quel état j'étais. Je croyais que mes nerfs allaient craquer. Je savais que l'exorciste et son acolyte allaient quitter l'appartement d'une minute à l'autre. Je suis donc retournée dans ma loge.
- Et puis ? Qu'avez-vous fait ?
- Rien. Du moins dans un premier temps.
- Comment ça, rien dans un premier temps ?
- J'étais comme paralysée, incapable d'avoir une idée claire. Et puis, il y avait cet homme qui m'avait vue ! Vous ne pouvez sûrement pas vous imaginer une chose pareille, mais lorsque vous avez vécu de tels moments, votre esprit est aux abonnés absents. Ce n'est que le soir que j'ai osé monter. J'ai ouvert la porte avec ma clé. J'ai découvert la signora dans la baignoire, la tête dans l'eau. Elle était morte, son peignoir bleu ciel était étalé par terre. J'ai tourné les talons et je suis redescendue en laissant la porte entrouverte pour qu'on découvre le crime le plus rapidement possible. C'est finalement le facteur qui a donné l'alerte.
Caterina était abasourdie ; la tête dans les mains, elle fixait le plancher. Elle avait du mal à comprendre ce qu'elle venait d'entendre. Voilà donc ce qui expliquait la présence des membres de la curie lors des obsèques secrètes de Marlène !
Ils se sentaient responsables de sa mort. Et cela expliquait aussi l'altercation entre Gonzaga et Moro devant la tombe de la jeune femme.
- Mis à part Gonzaga, y avait-il d'autres hommes qui faisaient la cour à Marlène Ammer ?
La signora se frotta les yeux et bâilla.
- Vous voulez dire : est-ce qu'elle voyait beaucoup d'hommes ? Non, on ne peut pas le dire. Je ne connaissais pas cette jeune femme en privé. Ses histoires de famille ne m'intéressaient pas. (Elle eut un sourire sournois.) Enfin, j'ai bien remarqué un type qui venait de temps en temps, pas tout jeune, pas très beau non plus. Il ne venait que très rarement et ils parlaient en allemand.
- Avait-il un signe distinctif quelconque ?
- Non. Ce qu'il avait de particulier, c'était justement qu'il était anodin. Comme homme, il était plutôt moyen, si vous voyez ce que je veux dire.
Après un long moment de réflexion, Caterina posa tout à coup une question :
- Comment le cardinal Gonzaga a-t-il appris que vous aviez écouté aux portes ?
La voix de son interlocutrice était de plus en plus pâteuse.
- C'est ce que je me suis d'abord demandé, puis je me suis souvenu du bonhomme qui avait quitté en premier l'appartement de Marlène Ammer. Je ne sais pas de qui il s'agissait, toujours est-il qu'il a dû parler de moi à Gonzaga, puisque le lendemain, celui-ci était devant ma porte et m'ordonnait de quitter les lieux le jour même.
- C'était beaucoup demander.
- C'est le moins qu'on puisse dire. Mais le cardinal secrétaire d'État ne tolérait pas la contradiction. J'avais le choix entre une tombe au cimetière et un appartement luxueux dans les plus beaux quartiers, sans avoir de loyer à payer, plus une rente à vie. Seule condition : mon silence.
Il était minuit largement passé, et Caterina était exténuée.
Que faire de cette femme ? Elle semblait à bout de nerfs, elle lui faisait de la peine, mais comment l'aider ?
Caterina se leva pour se diriger vers la fenêtre d'où elle voyait la Via Pascara déserte. Rien de suspect, pas d'ombres menaçantes aux aguets devant chez elle.
- Comment avez-vous réussi à tromper la vigilance de vos gardiens ? demanda-t-elle, le front contre la vitre.
- En passant par la cour de derrière. J'ai grimpé sur les poubelles pour monter sur le toit d'un garage. De là, j'ai pu m'enfuir par une rue parallèle. Je pense que cela se voit, ajouta la signora en passant la main sur ses vêtements en haillons.
Plusieurs minutes durant, Caterina continua à observer la rue plongée dans la nuit. L'atmosphère était bizarre, inquiétante. Après tout ce qui s'était passé, il fallait qu'elle s'attende à ce que la signora Fellini lui ait mis les sbires de Gonzaga sur le dos. Elle pressa le front contre la vitre fraîche. Que faire ?
Malberg ! Il fallait qu'elle parle à Lukas ; elle avait besoin de ses conseils.
- Et qu'avez-vous imaginé pour la suite ? finit-elle par demander, toujours tournée vers la rue.
Ne recevant pas de réponse, elle se retourna.
La porte d'entrée était ouverte, et la signora Fellini avait disparu.
55
Bien calé derrière son bureau, Achille Mesomedes rayonnait, l'air triomphant, comme s'il venait de remporter une grande victoire. Le jeune substitut offrit une chaise à Caterina et alla droit au but :
- Je vous ai convoquée, commença-t-il sur un ton condescendant et légèrement ironique, parce qu'il faut que vous soyez la première à l'apprendre. Je peux compter sur votre discrétion ?
Au téléphone déjà, Mesomedes avait pris des airs de conspirateur pour lui demander de se présenter au parquet.
- Vous ne voulez pas me dire enfin de quoi il s'agit ?
- Burchiello est mort. Infarctus.
- Le procureur général Burchiello ?
- Sa secrétaire l'a découvert ce matin, assis à son bureau, les yeux tournés vers le ciel. La lampe était encore allumée. L'infarctus remonte donc à hier soir.
- Vous m'en voyez navrée, mais je ne connaissais absolument pas le procureur général Burchiello. C'est pour me dire cela que vous m'avez fait venir ?
- Ce n'est pas la raison de votre présence ici, dit Mesomedes avec un sourire arrogant. Vous allez comprendre. On a trouvé ce dossier sur le bureau de feu le procureur général...
Caterina prit le dossier qui portait la mention « top secret » et se mit à le feuilleter, de plus en plus fébrilement au fur et à mesure qu'elle prenait conscience du contenu explosif des pages qu'elle tournait. Puis elle leva un regard interrogateur vers Mesomedes comme pour lui poser une question.
Mais il la devança et lui dit d'un ton posé :
- Il y a dans ce dossier toutes les réponses aux questions soulevées par la mort de Marlène Ammer.
- Mais enfin, ce n'est pas possible !
- Mais si ! dit Mesomedes en reprenant le dossier des mains de Caterina. Burchiello n'était pas un novice en la matière. Il a eu tôt fait de comprendre que les efforts de Gonzaga pour préserver à tout prix le secret sur cette affaire ne feraient pas long feu. Il y avait trop de gens au courant. Ils ne se taisaient que parce que le cardinal secrétaire d'État avait acheté leur silence à prix d'or. Dans le dossier (Mesomedes feuilleta rapidement les pages pour retrouver celle qu'il cherchait), ici, on retrouve même un petit reçu au nom de Giordano Burchiello : cinquante mille euros. Le salaire d'un procureur général n'est pas assez conséquent pour qu'il fasse la fine bouche.