J'acquiesçai, pris de honte.
— Excusez-moi si tout à l'heure…
Le docteur leva la main pour me faire taire. Il se mit debout et enfila son manteau.
— Je vous attends demain, dit-il.
— Merci, docteur.
— Merci à vous. Pour être venu près d'elle.
Le lendemain, je quittai l'hôtel à l'heure où le soleil se levait sur le lac gelé. Une bande d'enfants jouait sur la rive à lancer des pierres en visant la coque d'une petite barque prise dans la glace. La neige avait cessé de tomber, et l'on apercevait les montagnes blanches dans le lointain et des grands nuages, glisser dans le ciel comme de monumentales cités de vapeur. J'arrivai au sanatorium peu avant neuf heures. Le docteur Sanjuán m'attendait dans le jardin avec Cristina. Ils étaient assis au soleil et le médecin tenait la main de Cristina dans la sienne en lui parlant. Elle le regardait à peine. Quand il me vit traverser le jardin, il me fit signe de les rejoindre. Il m'avait préparé une chaise face à Cristina. Je m'assis et la contemplai, ses yeux fixés sur moi sans me voir.
— Cristina, regardez qui est là, dit le docteur.
Je pris la main de Cristina et me rapprochai d'elle.
— Parlez-lui, dit-il.
Je tâchai d'obéir, perdu dans ce visage sans expression, incapable de trouver les mots. Le médecin nous laissa seuls. Il disparut à l'intérieur du sanatorium, non sans avoir indiqué à une infirmière de ne pas nous quitter des yeux. J'ignorai la présence de celle-ci et poussai ma chaise tout contre celle de Cristina. J'écartai les cheveux qui masquaient son front et elle sourit.
— Tu te souviens de moi ? demandai-je.
Je pouvais voir mon reflet dans ses yeux, mais je ne savais pas si elle me voyait ou si elle entendait ma voix.
— Le docteur m'a assuré que tu seras bientôt remise et que nous pourrons rentrer ensemble. Où tu voudras. Je quitterai la maison de la tour et nous irons très loin, comme tu le voulais. Là où personne ne saura qui nous sommes ni ne s'en souciera.
On lui avait couvert les mains de gants de laine qui masquaient les bandes sur les bras. Elle avait maigri, des lignes profondes se dessinaient sur sa peau, ses lèvres étaient crevassées, ses yeux éteints et sans vie. Je me bornai à sourire et à lui caresser le visage et le front, en parlant sans arrêt, lui racontant combien elle m'avait manqué et comment je l'avais cherchée partout. Nous passâmes deux heures de la sorte, jusqu'à ce que le docteur revienne avec une infirmière et la ramène à l'intérieur. Je restai là, assis dans le jardin, sans savoir où aller, puis le médecin ressortit. Il vint s'asseoir près de moi.
— Elle n'a pas prononcé un mot, dis-je. Je ne crois pas qu'elle se soit rendu compte que j'étais là…
— Vous vous trompez, mon ami. C'est un long processus, mais je vous assure que votre présence l'aide, et beaucoup.
J'acceptai l'aumône des pieux mensonges du docteur.
— Nous recommencerons demain, déclara-t-il.
Il était à peine midi.
— Et que vais-je faire jusque-là ?
— N'êtes-vous pas écrivain ? Écrivez. Écrivez une histoire pour elle.
9.
Je revins à l'hôtel en longeant le lac. Le concierge m'indiqua comment trouver l'unique librairie du village, où je pus acheter du papier et un stylo qui attendait là depuis des temps immémoriaux. Ainsi armé, je m'enfermai dans ma chambre. Je déplaçai la table de manière à la mettre devant la fenêtre et commandai un thermos de café. Je passai presque une heure à contempler le lac et les montagnes lointaines avant d'écrire un mot. Je me souvins de la vieille photo confiée par Cristina, cette image d'une enfant marchant sur une jetée en bois qui s'avançait dans la mer, dont le mystère avait toujours fui sa mémoire. J'imaginai que je suivais cette jetée, que mes pas me conduisaient derrière elle et, lentement, les mots commencèrent à couler et l'armature d'un petit récit s'esquissa au fil de la plume. J'allais écrire l'histoire dont Cristina n'avait jamais pu se souvenir, celle qui l'avait menée, enfant, à marcher au-dessus de ces eaux luisantes en tenant la main d'un inconnu. J'écrirais l'histoire de ce souvenir qui n'avait jamais existé, la mémoire d'une vie volée. Les images et la lumière qui se dessinaient entre les phrases me ramenèrent à cette vieille Barcelone de ténèbres qui nous avait engendrés tous les deux. Je travaillai jusqu'à ce que le soleil se couche, qu'il ne reste plus une goutte de café dans le thermos et que mes yeux et mes mains me fassent mal. Je laissai tomber mon stylo et enlevai les feuilles de la table. Quand le concierge frappa à la porte pour me demander si j'allai descendre dîner, je ne l'entendis pas. Je dormais profondément et, pour une fois, je rêvais en croyant que les mots, y compris les miens, avaient le pouvoir de guérir.
Quatre jours s'écoulèrent selon une routine immuable. Je m'éveillais à l'aube et sortais sur le balcon de la chambre pour voir à mes pieds le soleil teindre le lac de rouge. J'arrivais au sanatorium vers huit heures et demie et trouvais toujours le docteur Sanjuán assis sur les marches de l'entrée, contemplant le jardin une tasse de café fumante à la main. Je lui demandais :
— Vous ne dormez jamais, docteur ?
Il répliquait :
— Pas davantage que vous.
Vers les neuf heures, il m'accompagnait à la chambre de Cristina et m'ouvrait la porte. Il nous laissait seuls. Elle était toujours assise dans le même fauteuil face à la fenêtre. J'approchais une chaise et lui prenais la main. Elle notait à peine ma présence. Puis je commençais à lui lire les pages écrites pour elle dans la nuit. Chaque fois, je reprenais tout depuis le début. Il m'arrivait d'interrompre ma lecture et, en levant les yeux, j'étais surpris de découvrir un soupçon de sourire sur ses lèvres. Je passais la journée avec elle jusqu'au soir, en attendant que le médecin me prie de partir. Puis j'errais dans les rues désertes sous la neige et rentrais à l'hôtel, mangeais un peu et montais dans la chambre pour continuer d'écrire jusqu'à ce que je tombe vaincu par la fatigue. Les jours cessèrent d'avoir un nom.
Le cinquième jour, je pénétrai comme tous les matins dans la chambre de Cristina et vis que le fauteuil dans lequel elle m'attendait d'habitude était vide. Alarmé, je regardai autour de moi et la trouvai accroupie par terre, dans un coin, le corps recroquevillé en forme d'œuf, les bras autour des genoux et le visage couvert de larmes. En me voyant, elle sourit, et je compris qu'elle m'avait reconnu. Je m'agenouillai près d'elle et la pris dans mes bras. Je ne crois pas avoir jamais été aussi heureux que durant ces quelques pauvres secondes où je sentis son souffle sur ma figure et vis qu'une apparence de lumière étaient revenue sur ses traits.
— Où étais-tu ? demanda-t-elle.
Cet après-midi-là, le docteur Sanjuán me donna la permission de sortir avec elle pour une heure de promenade. Nous marchâmes jusqu'au lac et nous assîmes sur un banc. Elle se mit à me parler d'un rêve qu'elle avait eu, l'histoire d'une enfant qui vivait dans une ville labyrinthique et obscure dont les rues et les maisons étaient vivantes et se nourrissaient des âmes des habitants. Dans son rêve, comme dans le récit que je lui avais lu les jours précédents, l'enfant réussissait à s'échapper et arrivait sur une jetée s'avançant sur une mer infinie. Elle marchait en tenant la main d'un étranger sans nom et sans visage qui l'avait sauvée et l'accompagnait maintenant vers la fin de cette plateforme de planches s'allongeant sur l'eau où quelqu'un l'attendait, quelqu'un qu'elle ne parvenait jamais à voir, parce que son rêve, comme mon histoire, restait inachevé.