— Tu ne me demandes pas de nouvelles de Cristina, me disait-il parfois d'un air malicieux.
— Que voulez-vous que je vous demande ?
— Si elle me demande des nouvelles de toi.
— Elle demande des nouvelles de moi, don Pedro ?
— Non.
— Vous voyez bien.
— Pourtant, l'autre jour, elle a prononcé ton nom.
Je le regardai droit dans les yeux pour voir s'il se moquait de moi.
— Et qu'est-ce qu'elle a dit ?
— Ça ne va pas te plaire.
— Allez-y quand même.
— Elle ne l'a pas dit exactement en ces termes, mais j'ai cru saisir qu'elle ne comprenait pas comment tu pouvais te prostituer en écrivant des romans de pacotille pour cette paire de voleurs qui jettent par-dessus bord ton talent et ta jeunesse.
J'eus l'impression que Vidal venait de me planter un poignard glacé dans le ventre.
— C'est ce qu'elle pense ?
Vidal haussa les épaules.
— Oh, tu sais, pour moi, elle peut aller au diable.
Je travaillais tous les jours sauf le dimanche, que je consacrais à me promener et terminais régulièrement dans une quelconque taverne du Paralelo où je n'avais guère de peine à trouver une affection passagère dans les bras de quelque âme solitaire qui attendait la même chose que moi. Jusqu'au lendemain matin, quand je me réveillais à son côté et que je découvrais une étrangère, je ne me rendais pas compte qu'elles lui ressemblaient toutes, par leur couleur de cheveux, leur manière de marcher, une expression ou un regard. Tôt ou tard, pour éviter le silence meurtrier qui précède les adieux, ces dames d'une nuit me demandaient comment je gagnais ma vie, et quand, trahi par la vanité, je leur expliquais que j'étais écrivain, elles me prenaient pour un menteur, car personne n'avait entendu parler de David Martín, même si certaines connaissaient le nom d'Ignatius B. Samson et, par ouï-dire, La Ville des maudits. Avec le temps, je préférai raconter que je travaillais dans les bâtiments de la douane portuaire des Atarazanas ou que j'étais stagiaire dans le cabinet d'avocats Sayrach, Muntaner & Cruells.
Un soir j'étais assis dans le café de l'Opéra en compagnie d'une professeur de musique prénommée Alicia, que je soupçonnais de m'avoir choisi pour oublier un être inoubliable. J'allais l'embrasser quand j'aperçus le visage de Cristina derrière la vitre. Lorsque je sortis dans la rue, elle avait déjà disparu dans la foule de la Rambla. Quinze jours plus tard, Vidal prit l'initiative de m'inviter à la première de Madame Butterfly au Liceo. La famille Vidal était propriétaire d'une loge au premier balcon, et Vidal aimait s'y rendre une fois par semaine pendant toute la saison. En le retrouvant dans le hall, je découvris qu'il avait amené aussi Cristina. Elle me salua d'un sourire glacial et ne m'accorda plus une parole ni la moindre attention jusqu'au moment où Vidal, au milieu du deuxième acte, décida de descendre au foyer pour saluer un sien cousin et nous laissa seuls dans la loge, sans autre écran entre nous que Puccini et des centaines de visages dans l'ombre du théâtre. J'attendis dix minutes avant de me tourner vers elle.
— Ai-je fait quelque chose qui vous a blessé ?
— Non.
— Alors nous pourrions essayer de feindre d'être amis, au moins dans des occasions comme celle-là ?
— Je ne veux pas être votre amie, David.
— Pourquoi ?
— Parce que, vous non plus, vous ne voulez pas être mon ami.
Elle avait raison, je ne voulais pas être son ami.
— Vous pensez vraiment que je me prostitue ?
— Ce que je pense est sans importance. Ce qui compte, c'est ce que vous, vous pensez.
Je restai encore cinq minutes, puis je me levai et m'en fus sans ajouter un mot. En arrivant dans le grand escalier du Liceo, je m'étais déjà promis de ne plus lui consacrer une pensée, un regard ou une parole aimable.
Le lendemain, je la croisai devant la cathédrale et, lorsque je voulus l'éviter, elle me salua de la main et me sourit. Je restai immobile tandis qu'elle s'approchait.
— Vous ne voulez pas m'inviter à goûter ?
— Je suis en train de faire le trottoir et je ne serai pas libre avant deux heures.
— Dans ce cas, c'est moi qui vous invite. Combien prenez-vous pour tenir compagnie à une dame pendant une heure ?
Je la suivis à contrecœur dans une chocolaterie de la rue Petritxcol. Nous commandâmes deux tasses de cacao chaud et nous assîmes l'un en face de l'autre, attendant de voir qui ouvrirait la bouche le premier. Pour une fois, je gagnai.
— Hier, je ne voulais pas vous offenser, David. Je ne sais ce qu'a pu vous raconter don Pedro, mais je n'ai jamais dit ça.
— C'est peut-être seulement ce que vous pensez, et c'est pour cela que Pedro me l'a rapporté.
— Vous n'avez pas la moindre idée de ce que je pense, répliqua-t-elle avec dureté. Et don Pedro non plus.
Je haussai les épaules.
— Très bien.
— Ce que j'ai dit était très différent. J'ai dit que je ne croyais pas que vous faisiez ce que vous aviez envie de faire.
Je souris, en signe d'acquiescement. La seule chose que j'avais envie de faire en cet instant était de l'embrasser. Cristina soutint mon regard, d'un air de défi. Elle n'écarta pas son visage quand je tendis la main et lui caressai les lèvres, en faisant glisser mes doigts sur le menton et le cou.
— Non, pas ça, murmura-t-elle enfin.
Lorsque le serveur nous apporta les deux tasses fumantes, elle était déjà partie. Des mois passèrent sans que j'entende de nouveau prononcer son nom.
Un jour de la fin de septembre, alors que je venais de terminer une nouvelle livraison de La Ville des maudits, je décidai de prendre une nuit de liberté. Je sentais approcher une de ces tourmentes de nausées et de pointes de feu dans mon cerveau. J'avalai une poignée de pilules de codéine et m'étendis sur le lit dans l'obscurité, espérant que passent cette sueur froide et le tremblement de mes mains. Je commençais à m'endormir quand on sonna à la porte. Je me traînai jusqu'à l'entrée. Vidal, vêtu d'un de ses plus beaux costumes de soie italienne, allumait une cigarette sous un rayon de lumière qui semblait avoir été peint exprès pour lui par Vermeer en personne.
— Es-tu vivant ou est-ce que je parle à une apparition ? demanda-t-il.
— Vous seriez venu depuis la villa Helius juste pour me sortir ça ?
— Non. Je suis venu parce que voici des mois que je ne sais plus rien de toi et que tu m'inquiètes. Pourquoi ne fais-tu pas installer le téléphone dans ce mausolée, comme les gens normaux ?
— Je n'aime pas les téléphones. J'ai envie de voir la tête de ceux auxquels je parle, et j'ai envie qu'ils voient la mienne.
— Dans ton cas, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne idée. Tu t'es regardé dernièrement dans un miroir ?
— Ça, c'est votre spécialité, don Pedro.
— Il y a des gens à la morgue de l'Hôpital central qui ont meilleure mine que toi. Allons, habille-toi.
— Pourquoi ?
— Parce que je te le dis. On va se promener.
Vidal ignora mon refus et mes protestations. Il me traîna jusqu'à la voiture qui attendait sur le Paseo del Born et fit signe à Manuel de démarrer.
— Où allons-nous ? demandai-je.
— Surprise.
Nous traversâmes Barcelone jusqu'au bas de l'avenue de Pedralbes et commençâmes l'ascension de la colline. Quelques minutes plus tard, nous étions en vue de la villa Helius, dont toutes les fenêtres étaient éclairées, projetant un flot d'or incandescent sur le crépuscule. Vidal ne desserrait pas les dents et me souriait d'un air mystérieux. Arrivés devant la maison, il me fit signe de le suivre et me guida jusqu'au grand salon. Un groupe de personnes attendait là et, à mon apparition, elles applaudirent. Je reconnus M. Basilio, Cristina, Sempere père et fils, mon ancienne institutrice Mme Mariana, quelques-uns des auteurs qui publiaient comme moi chez Barrido & Escobillas et avec qui je m'étais lié d'amitié, Manuel, qui s'était joint aux autres, et un certain nombre de conquêtes de Vidal. Don Pedro me tendit une coupe de champagne et sourit.