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— Ne vous emballez pas, mon garçon. Et d'abord, que pensez-vous de l'usage généreux et intempestif des adverbes et des adjectifs ?

— C'est une honte et il devrait être sanctionné par le Code pénal, répondis-je avec la conviction du converti militant.

M. Basilio manifesta son approbation.

— Parfait, Martín. Vous avez d'excellentes priorités. Ceux qui survivent dans ce métier sont ceux qui ont des priorités et pas de principes. Donc voici l'affaire. Asseyez-vous et ouvrez grand les oreilles, parce que je ne vous la répéterai pas deux fois.

L'affaire était la suivante. Pour des raisons que M. Basilio trouva préférable de ne pas approfondir, la dernière page de l'édition dominicale, traditionnellement consacrée à un texte littéraire ou à un récit de voyages, s'était trouvée vacante au dernier moment. Le contenu prévu était un récit dans la veine patriotique et d'un lyrisme enflammé autour de l'épopée des Almogavares, lesquels, air bien connu, sauvaient la chrétienté et tout ce qui était honnête sous le ciel, en commençant par la Terre sainte et en terminant par le delta de Llobregat. Malheureusement, le texte n'était pas arrivé à temps, à moins que, comme je le soupçonnai, M. Basilio n'ait pas vraiment eu envie de le publier. Cela nous laissait, à six heures du bouclage, sans autre candidat à la substitution qu'une publicité en pleine page vantant les mérites de corsets en fanons de baleine qui garantissaient des hanches de rêve et effaçaient les bourrelets. Devant ce dilemme, la direction avait estimé qu'il fallait relever le défi et faire appel aux talents littéraires cachés d'un membre de la rédaction, quel qu'il soit, afin de réparer l'accroc et de sortir le journal avec, sur quatre colonnes, un texte débordant d'humanité, pour la plus grande satisfaction de notre fidèle clientèle familiale. La liste des talents reconnus auxquels on pouvait recourir comportait dix noms, dont aucun, bien entendu, n'était le mien.

— Mon cher Martín, les circonstances se sont liguées contre nous : pas un seul des paladins figurant sur notre liste n'est présent ou n'est joignable dans un laps de temps raisonnable. Face au désastre imminent, j'ai décidé de vous donner cette chance.

— Comptez sur moi.

— Je compte sur cinq feuillets, double interligne, dans les six heures qui viennent, monsieur Edgar Allan Poe. Apportez-moi une histoire, pas un discours. Si j'ai envie de sermons, j'irai à la messe de minuit. Apportez-moi une histoire que je n'ai encore jamais lue et, si je l'ai déjà lue, débrouillez-vous pour qu'elle soit si bien écrite et racontée que je ne m'en apercevrai pas.

J'allais sortir en courant quand M. Basilio se leva, contourna son bureau et posa sur mon épaule une patte de la taille et du poids d'une enclume. Ses yeux souriaient.

— Si l'histoire est convenable, je vous la paierai dix pesetas. Et si elle est plus que convenable et qu'elle plaît à nos lecteurs, je vous en publierai d'autres.

— Quelques recommandations particulières, monsieur Basilio ? demandai-je.

— Oui : ne me décevez pas.

Je passai les six heures suivantes en transe. Je m'étais installé à la table qui se trouvait au centre de la salle de rédaction, réservée à Vidal pour les jours où le caprice lui venait de passer là un moment. La salle était déserte et plongée dans une obscurité où stagnait la fumée de dix mille cigarettes. Je fermai les yeux un instant et invoquai une image : un manteau de nuages noirs se répandant sur la ville noyée dans la pluie, un homme qui marchait en cherchant à rester dans l'ombre, avec du sang sur les mains et un secret dans les yeux. Je ne savais pas qui il était ni ce qu'il fuyait, mais, au cours des six heures qui suivirent, il allait devenir mon meilleur ami. Je glissai une feuille dans le rouleau de la machine à écrire et, sans un instant de répit, je m'acharnai à exprimer tout ce que je portais en moi. Je me battis avec chaque mot, chaque phrase, chaque tournure, chaque image et chaque lettre comme si c'étaient les derniers que je devais écrire. J'écrivis et réécrivis chaque ligne comme si ma vie en dépendait, puis je la réécrivis encore. Seuls me tenaient compagnie le crépitement incessant de la machine qui se perdait dans la pénombre de la salle et la grande horloge qui marquait les minutes me séparant du lever du jour.

Un peu avant six heures du matin, j'arrachai la dernière feuille de la machine et soupirai, vaincu, avec la sensation d'avoir un nid de guêpes dans le cerveau. J'entendis les pas lents et lourds de M. Basilio qui avait émergé d'un de ses sommes contrôlés et s'approchait sans se presser. Je lui tendis les pages, n'osant pas soutenir son regard. M. Basilio s'assit à la table voisine et alluma la lampe de bureau. Il parcourut le texte sans trahir le moindre sentiment. Puis il posa un instant sa cigarette sur le bord de la table et, après m'avoir dévisagé, lut la première ligne à voix haute :

« La nuit tombe sur la ville, et l'odeur de la poudre plane dans les rues comme le souffle d'une malédiction. »

Don Basilio me jeta un bref coup d'œil, et je me retranchai derrière un sourire qui ne laissa aucune de mes dents à couvert. Sans un mot de plus, il se leva et s'en alla en emportant mon récit. Il ferma la porte derrière lui. Je restai pétrifié, ne sachant pas si je devais partir en courant ou attendre ma condamnation à mort. Dix minutes plus tard, qui me semblèrent dix années, la porte du bureau du sous-directeur se rouvrit et la voix de stentor de M. Basilio résonna dans toute la salle.

— Martín ! Ayez la bonté de venir.

Je me traînai aussi lentement que possible, rentrant un peu plus les épaules et me tassant à chaque nouveau pas, jusqu'au moment où je fus bien obligé de relever la tête. Le terrible crayon rouge à la main, don Basilio me contemplait froidement. Je tentais de déglutir, mais j'avais la bouche sèche. M. Basilio prit les feuillets et me les rendit. Je les saisis et fis demi-tour en direction de la porte aussi vite que je le pus, en pensant que je pourrais toujours dégoter une place de cireur de chaussures dans le hall de l'hôtel Colón.

— Descendez ça à l'imprimerie pour qu'ils le composent, dit la voix derrière moi.

Je me retournai, croyant être l'objet d'une cruelle plaisanterie. M. Basilio ouvrit le tiroir de son bureau, compta dix pesetas et les posa sur la table.

— Elles sont à vous. Je vous suggère de vous en servir pour acheter un autre costume, ça fait quatre ans que je vous vois avec le même et il est encore six fois trop grand pour vous. Si vous voulez, vous pouvez aller trouver M. Pantaleoni, le tailleur de la rue Escudellers, et lui dire que vous venez de ma part. Il vous traitera bien.

— Merci beaucoup, monsieur Basilio. Je n'y manquerai pas.

— Et allez me concocter un autre récit comme celui-là.

— Je vous donne une semaine. Mais ne vous endormez pas. Et cette fois, débrouillez-vous pour qu'il y ait moins de morts, parce que le lecteur d'aujourd'hui veut une fin bien sirupeuse où triomphent la grandeur de l'esprit humain et autres balivernes.

— Oui, monsieur Basilio.

Le sous-directeur me tendit la main. Je la serrai.

— Bon travail, Martín. Lundi, je veux vous voir à la table qui était celle de Junceda et qui est désormais la vôtre. Je vous nomme aux faits divers.

— Je ne vous décevrai pas, monsieur Basilio.

— Non, vous ne me décevrez pas. Vous me laisserez tomber, tôt ou tard. Et vous aurez raison, car vous n'êtes pas journaliste et ne le serez jamais. Mais vous n'êtes pas encore non plus un auteur de romans policiers, même si vous croyez l'être. Restez ici un bout de temps et nous vous enseignerons quelques ficelles qui vous serviront.

À ce moment, toutes mes défenses étant tombées, je fus envahi par un tel sentiment de gratitude que j'eus envie d'embrasser ce gros homme. M. Basilio, qui avait déjà remis son masque féroce, vrilla sur moi un regard acéré et me montra la porte.