— Ne t'inquiète pas. Mauvais choix, c'est tout. Mais si tu veux bien, j'aimerais que ton père…
— … n'en sache rien ! assura-t-il.
— Merci.
— Il n'y a pas de quoi. Et si c'était moi qui t'invitais à un festin plus plébéien ? Il y a un restaurant dans la rue du Carmen dont tu me diras des nouvelles.
J'avais perdu tout appétit, mais j'acceptai de bonne grâce.
— Suis-moi.
L'endroit, proche de la bibliothèque, proposait une cuisine bourgeoise à des prix économiques pour les habitants du quartier. Je goûtai à peine aux plats, dont l'odeur était mille fois plus alléchante que tout ce qu'on pouvait sentir à la Maison dorée depuis l'année de son ouverture, mais, arrivé aux desserts, j'avais déjà vidé à moi seul une bouteille et demie de vin rouge et ma tête s'était mise sur orbite.
— Dis-moi, Sempere, aurais-tu une dent contre l'amélioration de la race ? Comment expliquer, sinon, qu'un citoyen jeune et sain, béni du Très-Haut et aussi bien tourné que toi, n'en profite pas pour jouer les coqs de basse-cour ?
Le fils du libraire rit.
— Qu'est-ce qui te fait penser que ce n'est pas le cas ?
Je me touchai le nez de l'index en lui faisant un clin d'œil. Il acquiesça.
— Au risque d'être accusé de puritanisme, j'aime l'idée d'attendre.
— Attendre quoi ? Que l'instrument ne puisse plus jouer sa musique ?
— Tu parles comme mon père.
— Les sages partagent les mêmes pensées et les mêmes paroles.
— Pour moi, il y doit avoir quelque chose de plus, tu comprends ?
— Quelque chose de plus ?
Sempere hocha affirmativement la tête.
— Qu'en sais-je, moi ? dis-je.
— Je crois que tu le sais très bien.
— Peut-être, mais tu as vu comment ça me réussit.
J'allais me verser un autre verre, quand Sempere m'arrêta.
— Sois prudent, murmura-t-il.
— Tu vois comment tu joues les puritains ?
— Chacun ses goûts.
— Ça se soigne. Et si nous allions de ce pas tous les deux voir les filles ?
Sempere me gratifia d'un regard désolé.
— Martín, je crois qu'il vaut mieux que tu rentres chez toi et que tu te reposes. Demain sera un autre jour.
— Tu ne diras pas à ton père que j'ai pris une cuite, hein ?
Sur le chemin de la maison, je m'arrêtai dans au moins sept bars pour y déguster ce qu'ils avaient de plus fort jusqu'à ce qu'on trouve une excuse pour me jeter à la rue et que je fasse encore cent ou deux cents mètres en quête d'un nouveau havre pour une nouvelle escale. Je n'avais jamais été un buveur de fond et, à la fin de l'après-midi, j'étais tellement ivre que je ne me rappelais même plus où j'habitais. Je me rappelle que deux garçons de l'auberge Ambos Mundos de la Plaza Real me soulevèrent chacun par un bras et me déposèrent sur un banc face à la fontaine, où je sombrai dans un sommeil épais et noir.
Je rêvai que j'allais à l'enterrement de don Pedro. Un ciel de sang écrasait le labyrinthe de croix et d'anges qui entouraient le grand mausolée des Vidal au cimetière de Montjuïc. Un cortège silencieux de voiles noirs se pressait autour de l'amphithéâtre de marbre noirci qui formait le portique du caveau. Chaque forme humaine portait un long cierge blanc. La lumière de cent flammes sculptait les contours d'un grand ange de marbre accablé de douleur et de désolation sur un piédestal au pied duquel la tombe béante de mon mentor abritait un sarcophage en verre. Le corps de Vidal, vêtu de blanc, gisait à l'intérieur, les yeux ouverts. Des larmes noires coulaient sur ses joues. La silhouette de sa veuve, Cristina, se détachait du cortège et tombait à genoux en sanglotant face au cercueil. Un à un, les membres du cortège défilaient devant le défunt et couvraient le cercueil en verre de roses noires jusqu'à ce que seule la tête reste visible. Deux croque-morts sans visage le faisaient descendre dans la fosse, dont le fond était inondé d'un liquide épais et obscur. Le sarcophage flottait sur la nappe de sang qui, lentement, s'infiltrait entre les jointures du verre. Peu à peu, le cercueil était envahi et le sang, recouvrait le cadavre de Vidal. Une bande d'oiseaux noirs s'envolaient et je me mettais à courir en me perdant dans les sentiers de l'infinie cité de morts. Seule une plainte lointaine parvenait à me guider vers la sortie, me permettant ainsi d'échapper aux lamentations et aux prières d'ombres obscures qui, sur mon passage, me suppliaient de les emmener avec moi, de les tirer de leurs ténèbres éternelles.
Je fus réveillé par deux gardes civils qui me donnaient des petits coups de matraque sur les jambes. La nuit était tombée, et il me fallut quelques secondes pour élucider s'il s'agissait de représentants de l'ordre ou d'envoyé des Parques en mission spéciale.
— Monsieur, vous feriez mieux d'aller cuver votre vin à la maison ! D'accord ?
— À vos ordres, mon colonel.
— Filez, ou je vous boucle au violon, et on verra si vous continuerez à faire le malin.
Je ne me le fis pas répéter deux fois. Je me levai comme je pus et pris la direction de chez moi en espérant y arriver avant que mes pas ne me guident de nouveau vers un autre bouge mal famé. Le trajet, qui dans des conditions normales aurait pris dix ou quinze minutes, m'en demanda presque le triple. Finalement, après un parcours miraculeux, j'arrivai devant ma porte où, comme si j'étais poursuivi par une malédiction, je tombai sur Isabella qui m'attendait, assise cette fois dans la cour intérieure.
— Vous êtes soûl, constata-t-elle.
— Je dois l'être, puisque, en plein delirium tremens, je te trouve à minuit en train de dormir devant chez moi.
— Je n'avais pas d'autre endroit où aller. Je me suis disputée avec mon père et il m'a chassée.
Je fermai les yeux et soupirai. Mon cerveau embrumé par l'alcool et l'amertume était incapable de donner une forme au torrent de refus et de malédictions qui se bousculaient sur mes lèvres.
— Tu ne peux pas rester ici, Isabella.
— S'il vous plaît, rien que pour cette nuit. Demain, je chercherai une pension. Je vous en supplie, monsieur Martín.
— Ne me regarde pas avec ces yeux de mouton qu'on égorge, la menaçai-je.
— Et puis, si je suis à la rue, c'est votre faute, ajouta-t-elle.
— Ma faute ? Ça, c'est la meilleure ! J'ignore si tu as du talent pour écrire, mais pour ce qui est d'avoir une imagination débridée, ça, tu n'en manques pas. Puis-je savoir pour quelle funeste raison c'est de ma faute si monsieur ton père t'a jetée à la rue à coups de pied ?
— Quand vous êtes soûl, vous parlez bizarrement.
— Je ne suis pas soûl. Je n'ai jamais été soûl de toute ma vie. Réponds à ma question.
— J'ai annoncé à mon père que vous m'aviez engagée comme secrétaire et que, désormais, j'allais me consacrer à la littérature et ne pourrais plus travailler à la boutique.
— Quoi ?
— Est-ce qu'on peut entrer ? J'ai froid, et j'ai le derrière transformé en pierre à force de dormir sur les marches.
La tête me tournait et la nausée me menaçait. Je levai les yeux vers la faible pénombre que distillait la lucarne en haut de l'escalier.
— Est-ce donc là le châtiment que le ciel m'envoie pour que je me repente de ma vie dissolue ?
Intriguée, Isabella suivit la direction de mon regard.
— À qui parlez-vous ?
— Je ne parle à personne. Je monologue. Prérogative de l'imbécile. Mais demain à la première heure, je vais dialoguer avec ton père et mettre fin à cette absurdité.
— Je ne sais pas si c'est une bonne idée. Il a juré de vous tuer quand il vous verrait. Il a un fusil de chasse à double canon caché sous le comptoir. Une fois, il a tué un âne avec. Ça s'est passé en été, près d'Argentona.
— Tais-toi. Pas un mot de plus. Silence.
Isabella obéit et attendit, les yeux fixés sur moi. Je me remis à la recherche de la clef. Impossible pour l'instant d'affronter le flot de paroles de cette adolescente. J'avais besoin de m'écrouler sur mon lit et de perdre conscience, de préférence dans cet ordre. Je cherchai quelques minutes sans résultats visibles. Finalement, Isabella, en silence, s'avança et fouilla dans la poche de ma veste, où mes mains étaient passées et repassées cent fois, et trouva la clef. Elle me la montra et j'acceptai ma défaite.