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Je respirai un bon coup.

— C'est un éditeur.

— Ça doit être un bon, à voir le papier de la lettre et l'enveloppe qu'il utilise. Quel livre écrivez-vous pour lui ?

— Rien qui te concerne.

— Comment vais-je vous aider si vous ne me dites pas à quoi vous travaillez ? Non, il vaut mieux que vous ne répondiez pas. Je me tais.

Durant dix miraculeuses secondes, Isabella resta muette.

— Comment est-il, ce M. Corelli ?

— Spécial.

— Qui se ressemble s'ass… Non, je me tais.

En observant cette jeune fille au noble cœur, je me sentis, si c'était possible, encore plus misérable et je compris que plus vite je l'éloignerais de moi, même au risque de la blesser, mieux ce serait pour tous les deux.

— Pourquoi me regardez-vous ainsi ?

— Ce soir, je vais sortir, Isabella.

— Je vous laisse un dîner préparé ? Vous rentrerez très tard ?

— Je dînerai dehors et je ne sais pas quand je rentrerai, mais quelle que soit l'heure, je veux que tu sois partie quand je reviendrai. Je veux que tu ramasses tes affaires et que tu toi t'en ailles. Où, ça m'est égal. Il n'y a pas de place pour toi ici. Compris ?

Son visage pâlit, ses yeux se mouillèrent. Elle se mordit les lèvres et me sourit, les joues ruisselantes de larmes.

— Je suis de trop. Compris.

— Et ne nettoie plus.

Je me levai et la laissai seule dans la galerie. Je me réfugiai dans le bureau de la tour. J'ouvris les fenêtres. Les sanglots d'Isabella montaient jusqu'à moi. Je contemplai la ville étalée sous le soleil de la mi-journée et dirigeai mes yeux vers l'autre extrémité, où je crus apercevoir les tuiles luisantes de la villa Helius. J'imaginai Cristina, devenue Mme Vidal, aux fenêtres du dernier étage de la tour, regardant vers la Ribera. Une émotion obscure et trouble m'enserra le cœur. J'oubliai les pleurs d'Isabella, désirant seulement qu'arrive enfin le moment où je retrouverais Corelli pour parler de son livre maudit.

Je demeurai dans le bureau de la tour jusqu'à ce que le crépuscule se répande sur la ville comme du sang dans de l'eau. Il faisait chaud, plus chaud que pendant tout l'été, et les toits de la Ribera paraissaient vibrer dans l'atmosphère tels des mirages de vapeur. Je descendis à l'étage et me changeai. La maison était silencieuse. Les persiennes de la galerie étaient à demi closes et les vitres teintées d'une clarté ambrée qui se propageait jusque dans le couloir central.

— Isabella ? appelai-je.

Je n'obtins pas de réponse. J'allai dans la galerie et constatai que la jeune fille était partie. Avant cela, cependant, elle s'était amusée à ranger et épousseter la collection complète des œuvres d'Ignatius B. Samson qui, des années durant, avaient thésaurisé poussière et oubli, et qui, à présent, brillaient, immaculées. La jeune fille avait pris un volume et l'avait laissé ouvert sur un porte-livres. Je lus une ligne au hasard et j'eus l'impression de voyager dans un temps où tout semblait aussi simple qu'inévitable.

« La poésie s'écrit avec des larmes, le roman avec du sang et l'histoire avec de l'eau de boudin, dit le cardinal pendant qu'il enduisait de poison le fil du poignard à la lumière du candélabre. »

La naïveté étudiée de ces lignes m'arracha un sourire et fit remonter à la surface un soupçon qui n'avait jamais cessé de me poursuivre : il aurait peut-être mieux valu pour tout le monde, et surtout pour moi, qu'Ignatius B. Samson ne se soit jamais suicidé et que David Martín n'ait pas pris sa place.

8.

La nuit tombait quand je sortis dans la rue. La chaleur et l'humidité avaient incité de nombreux habitants du quartier à tirer leurs chaises sur les trottoirs à la recherche d'une brise qui ne venait pas. J'évitais les groupes improvisés devant les porches et aux carrefours pour me diriger vers la gare de France, où l'on était toujours sûr de trouver deux ou trois taxis en attente de clients. J'abordai le premier de la file. Il nous fallut environ vingt minutes pour traverser la ville et gravir la côte de la colline où poussait le bois fantomatique de l'architecte Gaudí. Les lumières de la maison de Corelli étaient visibles de loin.

— Je ne savais pas que quelqu'un habitait ici, fit remarquer le chauffeur.

Dès que je lui eus réglé la course, pourboire compris, il ne perdit pas une seconde pour redémarrer à toute vitesse. Je laissai passer quelques instants avant d'aller sonner à la porte, le temps d'apprécier l'étrange silence qui régnait en ce lieu. C'était à peine si une feuille s'agitait dans le bois qui couvrait la colline derrière moi. Le ciel était semé d'étoiles et des nuages s'étendaient par petites touches dans toutes les directions. J'entendais le bruit de ma respiration, le froissement de mes vêtements à chaque pas qui me rapprochait de la porte. Je tirai sur la sonnette et attendis.

La porte s'ouvrit un moment plus tard. Un homme à l'air las et aux épaules tombantes qui semblait au courant de ma visite m'invita d'un signe à entrer. Son accoutrement suggérait qu'il s'agissait d'une sorte de majordome ou de valet. Il n'émit pas un son. Je le suivis dans le corridor où je retrouvai les photos ornant les murs, et il me céda le passage sur le seuil du grand salon, d'où l'on pouvait contempler de loin toute la ville. Après une légère révérence, il me laissa seul en se retirant toujours aussi lentement. Je m'approchai des fenêtres et, pour tuer le temps dans l'attente de Corelli, j'entrouvris les rideaux. Quelques minutes s'écoulèrent ainsi, quand je remarquai une forme humaine qui m'observait depuis un coin de la pièce. Elle était assise dans la pénombre, complètement immobile, et seule la lumière d'une lampe à huile révélait les jambes et les mains posées sur les bras de son fauteuil. Je le reconnus à l'éclat de ses yeux qui ne cillaient jamais et au reflet, provoqué par la lampe, de la broche en forme d'ange qu'il portait toujours à son revers. Dès que je posai les yeux sur l'homme, il se leva et vint vers moi d'un pas rapide, trop rapide, avec aux lèvres un sourire carnassier qui me glaça le sang.

— Bonsoir, Martín.

Je m'efforçai de lui rendre son sourire.

— Une fois de plus, je vous ai surpris, dit-il. Excusez-moi. Puis-je vous offrir quelque chose à boire, ou passons-nous sans préambule au dîner ?

— Pardonnez-moi, je n'ai pas faim.

— La chaleur, sans doute. Si vous voulez, nous pouvons aller discuter dans le jardin.

Le majordome silencieux réapparut pour ouvrir les portes qui donnaient sur le jardin, où un sentier de bougies fixées sur des soucoupes à café menait à une table de métal blanc entourée de deux chaises disposées face à face. La flamme des bougies brûlait toute droite, sans la moindre variation. La lune répandait une faible clarté bleutée. Je pris place et Corelli fit de même tandis que le majordome nous servait deux verres d'une carafe de ce que je supposai être du vin ou un autre genre d'alcool que je n'avais nulle intention de goûter. À la lueur de cette lune à son troisième quartier, Corelli me parut plus jeune, les traits de son visage plus affilés. Il m'examinait avec une curiosité voisine de la voracité.

— Vous êtes inquiet, Martín.

— J'imagine que vous avez entendu parler de l'incendie.

— Une fin lamentable et cependant poétiquement juste.

— Vous trouvez juste que deux hommes meurent de la sorte ?

— Une mort moins cruelle vous semblerait-elle plus acceptable ? La justice est une question de perspective, pas une valeur universelle. Je ne vais pas feindre une consternation que je ne ressens pas, et que, je suppose, vous n'éprouvez pas non plus, quoi que vous prétendiez. Mais si vous préférez, nous pouvons observer une minute de silence.

— Ce ne sera pas nécessaire.