— Rien de plus…
— Et rien de moins.
— Vous parlez de manipuler des sentiments et des émotions. Ne serait-il pas plus facile de convaincre les gens par une exposition rationnelle, simple et claire ?
— Non. Il est impossible d'engager un dialogue rationnel avec une personne à propos de croyances et de concepts qu'elle n'a pas acquis par le moyen de la raison. Et cela, que nous parlions de Dieu, de la race ou de sa fierté patriotique. Voilà pourquoi j'ai besoin d'un texte plus puissant qu'une simple exposition rhétorique. J'ai besoin de la force de l'art, de la mise en scène. Dans une chanson, ce sont les paroles que nous croyons comprendre, mais c'est la musique qui nous pousse à croire ou à ne pas croire.
Je tentai d'avaler ce galimatias sans m'étrangler.
— Rassurez-vous, c'en est fini des discours pour aujourd'hui, trancha Corelli. Maintenant, passons à l'aspect pratique : nous nous rencontrerons environ tous les quinze jours. Vous m'informerez de vos progrès et me montrerez le travail réalisé. Si j'ai des changements ou des observations à suggérer, je vous les indiquerai. Le travail durera douze mois, plus si nécessaire. Au terme de ce délai, vous me livrerez l'ouvrage et la documentation qui s'y rattache, sans exception, conformément à ma qualité de seul propriétaire et détenteur des droits. Votre nom ne figurera pas en tête du texte et vous vous engagerez à ne pas réclamer d'être cité comme son auteur après sa livraison, pas plus qu'à discuter le travail achevé ou les termes de cet accord, en privé ou en public. En échange, vous recevrez le paiement initial de cent mille francs, qui est déjà effectif, et, à la fin, lors de la livraison et si je suis satisfait, une prime supplémentaire de cinquante mille francs.
Je tâchai de garder mon sang-froid. On n'est pas pleinement conscient de la méfiance qui niche au fond de son cœur tant que l'on n'a pas entendu le doux tintement de l'argent dans sa poche.
— Vous ne voulez pas formaliser cet accord par un contrat écrit ?
— C'est un accord d'honneur. Votre honneur et le mien. Il a déjà été scellé. Un accord d'honneur ne peut être brisé, car il brise aussi celui qui y a souscrit, objecta Corelli d'un ton qui me fit penser qu'il eût été préférable de signer un papier, fût-ce avec du sang. Pas d'autres questions ?
— Si : pourquoi ?
— Je ne vous comprends pas, Martín.
— Pourquoi voulez-vous ce travail, ou quel que soit le nom que vous lui donnerez ? Que pensez-vous en faire ?
— Des problèmes de conscience, Martín, au point où nous en sommes ?
— Peut-être me prenez-vous pour un individu sans principes, mais si je dois participer à une entreprise comme celle que vous me proposez, je veux en connaître le but. Je crois en avoir le droit.
Corelli sourit et posa sa main sur la mienne. Je frissonnai au contact de sa peau glacée et lisse comme du marbre.
— Parce que vous voulez vivre.
— Votre réponse est vaguement menaçante.
— Un simple rappel amical de ce que vous savez. Vous m'aiderez parce que vous voulez vivre et parce que peu vous importent le prix et les conséquences. Parce que, tout récemment encore, vous vous saviez aux portes de la mort et désormais vous avez une éternité devant vous et la chance d'une vie. Vous m'aiderez parce que vous êtes humain. Et parce que, même si vous ne voulez pas l'admettre, vous avez foi dans l'avenir.
Je retirai ma main et l'observai tandis qu'il se levait et se dirigeait vers le fond du jardin.
— Ne vous inquiétez pas, Martín. Tout ira bien. Faites-moi confiance, dit Corelli d'une voix douce et apaisante, presque paternelle.
— Je peux m'en aller, maintenant ?
— Bien sûr. Je ne veux pas vous retenir plus que nécessaire. J'ai pris plaisir à notre conversation. Je vais vous laisser y réfléchir. Vous verrez, quand vous l'aurez digérée, les véritables réponses viendront d'elles-mêmes. Il n'est rien, sur le chemin de la vie, que nous ne sachions déjà avant de nous y être engagés. On n'apprend rien d'important dans l'existence, on ne fait que se souvenir.
Il se leva et adressa un signe au majordome silencieux qui attendait à la limite du jardin.
— Une voiture va vous ramener chez vous. Nous nous reverrons dans deux semaines.
— Ici ?
— Dieu le dira, répliqua-t-il en passant sa langue sur ses lèvres comme si cela constituait une excellente plaisanterie.
Le majordome s'approcha et m'invita à le suivre. Corelli hocha la tête en manière d'assentiment et alla se rasseoir, son regard de nouveau perdu sur la ville.
9.
La voiture, puisqu'il faut bien lui donner ce nom, attendait à la porte de la villa. Ce n'était pas une automobile quelconque, plutôt une pièce de collection. Elle me fit penser à un carrosse enchanté, une cathédrale roulante de chromes et de courbes scientifiquement étudiées, le capot orné d'un ange d'argent comme une figure de proue. Bref, c'était une Rolls-Royce. Le majordome m'ouvrit la portière et me salua d'une révérence. Plus que dans l'intérieur d'un véhicule à moteur, j'eus l'impression d'entrer dans une chambre d'hôtel. La voiture démarra aussitôt que je me fus installé et descendit la colline.
— Vous connaissez l'adresse ? demandai-je.
Le chauffeur, forme sombre de l'autre côté d'une séparation vitrée, fit un léger signe d'assentiment. Nous traversâmes Barcelone dans le silence narcotique de ce carrosse de métal qui semblait à peine frôler le sol. Rues et immeubles défilèrent à travers les vitres comme s'il s'agissait de falaises submergées. Il était déjà minuit passé quand la Rolls-Royce noire tourna dans la rue Comercio et suivit le Paseo del Born. Elle s'arrêta au bas de la rue Flassaders, trop étroite pour qu'elle puisse s'y engager. Le chauffeur quitta le volant et m'ouvrit la portière avec une révérence. Il referma la portière derrière moi avant de remonter à bord du véhicule sans un mot. Je le regardai partir jusqu'à ce que sa silhouette obscure s'évanouisse dans un voile d'ombres. Je m'interrogeai sur ce que j'avais fait et, préférant éluder la réponse, je me dirigeai vers mon domicile avec le sentiment que le monde entier était une prison sans échappatoire.
Je me rendis directement dans le bureau. J'ouvris les fenêtres aux quatre vents et laissai la brise humide et brûlante pénétrer dans la pièce. Sur certaines terrasses du quartier, des formes humaines, étendues sur des matelas ou des draps, tentaient d'échapper à la chaleur asphyxiante et de trouver le sommeil. Au loin, les trois hautes cheminées du Paralelo se dressaient tels des bûchers funéraires, répandant une nappe de cendres blanches qui s'étendait sur tout Barcelone comme une poussière de verre. Plus près, la statue de la Mercè déployant ses ailes au faîte du dôme de l'église me rappela l'ange de la Rolls-Royce et celui que Corelli portait toujours à son revers. Je sentais que la ville, après tant de mois de silence, voulait de nouveau me parler et me conter ses secrets.
Je la vis alors, rencognée sur la marche d'une porte de ce passage étroit et misérable entre les vieux immeubles que l'on appelle la « rue des Mouches ». Isabella. Je me demandai depuis combien de temps elle était là et conclus que ce n'était pas mon affaire. J'allais refermer la fenêtre quand je m'aperçus qu'elle n'était pas seule. Deux silhouettes s'approchaient d'elle lentement, trop lentement peut-être, depuis le fond de la ruelle. Je soupirai, souhaitant les voir passer sans s'arrêter. Ce ne fut pas le cas. L'une d'elles se posta de l'autre côté, bloquant l'issue. La seconde s'accroupit devant la jeune fille en tendant le bras vers elle. Isabella fit un mouvement. L'instant suivant, les deux silhouettes l'encerclèrent et je l'entendis crier.