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Vidal soupira.

— « Il mourut d'orgueil et dans l'asphyxie la plus totale » telle sera ton épitaphe, et je te la fournis gratis.

Durant quelques instants, Vidal déambula dans la pièce sans ouvrir la bouche, s'arrêtant pour inspecter ma minuscule armoire, regarder par la fenêtre d'un air dégoûté, passer la main sur la peinture verdâtre qui couvrait les cloisons et taper délicatement de l'index sur la petite ampoule nue qui pendait du plafond, comme s'il voulait vérifier la désastreuse qualité de l'ensemble.

— Qu'est-ce qui vous amène ici, don Pedro ? L'air de Pedralbes était trop pur ?

— Je ne viens pas de chez moi. Je viens du journal.

— Et pourquoi ?

— J'étais curieux de connaître l'endroit où tu habites, et puis j'ai du nouveau pour toi.

Il tira de sa veste une enveloppe en parchemin blanc et me la tendit.

— Elle est arrivée aujourd'hui à la rédaction, à ton nom.

L'enveloppe était scellée par un cachet de cire sur lequel s'imprimait une silhouette ailée. Un ange. À part cela, seul mon nom y était inscrit avec soin, à l'encre écarlate et dans une calligraphie raffinée.

— Qui me l'envoie ? demandai-je, intrigué.

Vidal haussa les épaules,.

— Probablement un admirateur. Ou une admiratrice. Je l'ignore. Ouvre-la.

J'en retirai précautionneusement une double feuille sur laquelle, de la même écriture, on pouvait lire ce qui suit :

Cher ami,

Je me permets de vous écrire pour vous faire part de mon admiration et vous féliciter du succès de la publication, ces derniers temps, des Mystères de Barcelone dans La Voz de la Industria. Lecteur amoureux de la bonne littérature, c'est pour moi un grand plaisir que de rencontrer une voix nouvelle débordant de talent, de jeunesse et de promesses. Aussi permettez-moi, en témoignage de ma gratitude pour les heures heureuses que m'a procurées la lecture de vos récits, de vous inviter à une petite surprise qui, j'en suis sûr, sera de votre goût, aujourd'hui, à minuit, à l'Ensueño du Raval. On vous y attendra.

Affectueusement.

A. C.

Vidal, qui avait lu par-dessus mon épaule, haussa les sourcils, intrigué.

— Intéressant, murmura-t-il.

— Intéressant, pourquoi ? Quel genre d'endroit est l'Ensueño ?

Vidal prit une cigarette dans son étui en platine. Je l'avertis :

— Mme Carmen ne tolère pas qu'on fume dans la pension.

— Pourquoi donc ? La fumée perturbe l'odeur de cloaque ?

Il alluma sa cigarette et la savoura doublement, comme on prend plaisir à tout ce qui est interdit.

— As-tu déjà connu des femmes, David ?

— Bien sûr. Des tas.

— Au sens biblique.

— À la messe ?

— Non. Au lit.

— Ah…

— Alors ?

En réalité, je n'avais pas grand-chose à raconter qui puisse impressionner un homme comme Vidal. Mes bonnes fortunes et mes amours d'adolescence avaient été caractérisées par leur modestie et un remarquable manque d'originalité. Rien, dans mon bref catalogue d'attouchements, de caresses et de baisers volés sous un porche ou dans la pénombre d'une salle de cinématographe, ne pouvait prétendre mériter la considération du maître consacré dans les arts et les sciences de jeux d'alcôve de la cité comtale.

— Qu'est-ce que ça vient faire dans cette histoire ? protestai-je.

Vidal arbora un air professoral et se prépara à se lancer dans ses discours habituels.

— Au temps de ma jeunesse, il était normal, du moins pour les rejetons de bonne famille comme moi, de s'initier à ce genre de joutes amoureuses avec une professionnelle. Quand j'avais ton âge, mon père, habitué des établissements les plus chics de la ville, m'a conduit dans un lieu appelé l'Ensueño, qui se trouvait à quelques mètres du palais que notre cher comte Güell s'est entêté à faire construire par Gaudí près de la Rambla. Ne prétends pas que tu n'en as jamais entendu parler.

— Vous parlez du comte ou du lupanar ?

— Très drôle. L'Ensueño était un établissement élégant destiné à une clientèle triée sur le volet. Je le croyais fermé depuis longtemps, mais je suppose que ce n'est pas le cas. À la différence de la littérature, certains commerces gardent toujours leur cote.

— Je comprends. Et donc c'est une idée de vous ? Une espèce de canular ?

Vidal nia.

— D'un de ces crétins de la rédaction, alors ?

— Je décèle une certaine animosité dans tes paroles, mais je doute que quiconque, parmi ceux qui se dédient au noble métier de journaliste avec le grade de simple soldat, soit en mesure d'assumer les honoraires d'un lieu comme l'Ensueño, s'il est resté tel que je me le rappelle.

Je respirai bruyamment.

— De toute manière, je ne pense pas y aller.

Vidal haussa les sourcils.

— Tu ne vas pas me sortir maintenant que tu n'es pas un mécréant comme moi et que tu veux arriver le cœur et le reste vierges dans le lit nuptial, que tu es une âme pure n'aspirant qu'à attendre ce moment magique où l'amour véritable te fera découvrir l'extase de la fusion de la chair et de l'âme bénie par le Saint-Esprit pour peupler le monde d'enfants qui porteront ton nom et auront les yeux de leur mère, cette sainte femme modèle de vertu et de pudeur dont la main t'ouvrira les portes du ciel sous le regard bienveillant et approbateur de l'Enfant Jésus.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire.

— Je m'en réjouis, car il est possible, et même plus que possible, que ce moment n'arrive jamais, que tu ne tombes pas amoureux, que tu ne veuilles ni ne puisses donner la vie et que, comme moi, tu atteignes quarante-cinq ans pour te rendre compte que tu n'es plus un jeune homme et qu'il n'y avait pour toi ni chœur de cupidons jouant de la lyre ni tapis de roses blanches pour te guider vers l'autel, et que la seule vengeance qui te reste soit de voler à l'existence le plaisir de cette chair ferme et ardente qui s'évapore plus facilement que les bonnes intentions et qui est ce qui ressemble le plus au ciel dans cette cochonnerie de monde où tout se corrompt, à commencer par la beauté et à finir par la mémoire.

Je laissai s'instaurer une longue pause, en manière d'applaudissement silencieux. Vidal était un grand amateur d'opéras, et il avait fini par adopter le tempo et la déclamation des grands airs. Il ne manquait jamais un rendez-vous avec Puccini au Liceo, dans la loge familiale. Il était l'un des rares, si l'on ne tient pas compte des malheureux entassés au poulailler, à courir entendre la musique qu'il aimait tant et qui exerçait une telle influence sur ses discours sur le divin et sur l'humain dont parfois, comme en ce moment, il gratifiait mes oreilles.

— Alors ? questionna Vidal d'un air de défi.

— Cette dernière tirade me plaît beaucoup.

— Elle est tirée d'Assassinat au cercle du Liceo, admit Vidal. La scène finale où Miranda LaFleur tire sur le marquis cynique qui lui a brisé le cœur en la trahissant dans les bras de l'espionne du tsar Svetlana Ivanova au cours d'une nuit de passion dans la suite nuptiale de l'hôtel Colón.

— C'est bien ce qui me semblait. Vous ne pouviez pas mieux choisir. C'est votre chef-d'œuvre, don Pedro.

Vidal accueillit cet éloge avec un sourire et médita un instant sur l'opportunité d'allumer une autre cigarette.

— Ce qui n'empêche pas qu'il y ait un peu de vérité dans tout ça, conclut-il.

Il s'assit sur l'appui de la fenêtre, non sans avoir préalablement étalé un mouchoir dessus pour ne pas salir son précieux pantalon. J'aperçus l'Hispano-Suiza stationnée au coin de la rue Princesa. Manuel, le chauffeur, astiquait les chromes à l'aide d'un chiffon comme s'il s'agissait d'une sculpture de Rodin. Manuel m'avait toujours rappelé mon père, ils étaient de la même génération, c'étaient des hommes qui avaient connu trop longtemps l'adversité et en portaient la mémoire inscrite sur la figure. J'avais entendu des domestiques de la villa Helius dire que Manuel Sagnier avait passé un long moment en prison et que, à sa sortie, il avait traversé des années de vaches maigres car on ne lui proposait d'autre emploi que celui de coltiner des sacs et des caisses sur les quais, tâche qui ne convenait ni à son âge ni à son état de santé. On racontait qu'un jour Manuel avait sauvé Vidal au péril de sa propre vie en lui évitant de se faire écraser par un tramway. Pour le remercier, ce dernier, apprenant la douloureuse situation du pauvre homme, avait décidé de l'engager et de l'installer avec sa femme et sa fille dans le modeste appartement situé au-dessus du garage de la villa Helius. Il avait fait en sorte que la petite Cristina étudie avec les précepteurs qui venaient quotidiennement prodiguer leur enseignement aux rejetons de la dynastie Vidal à la maison paternelle, avenue Pearson, et s'était arrangé pour que l'épouse de Manuel exerce son métier de couturière auprès de la famille. Il pensait acquérir une des premières automobiles commercialisées à Barcelone, et si Manuel acceptait de s'instruire dans l'art de la conduite motorisée en abandonnant chariots et diables, Vidal avait besoin d'un chauffeur, car à l'époque les fils de famille ne posaient pas les mains sur des machines à combustion interne ni sur des engins produisant des émanations nauséabondes. Naturellement, Manuel avait accepté. La version officielle assurait que Manuel Sagnier et sa famille faisaient preuve d'une dévotion aveugle pour Vidal, éternel paladin des déshérités. Je ne savais si je devais prendre cette histoire au pied de la lettre ou l'attribuer à la longue kyrielle de légendes tissées autour des manifestations de la bonté aristocratique que cultivait Vidal et auxquelles on avait parfois l'impression que seule manquait l'apparition d'une bergère orpheline nimbée d'un halo lumineux.