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— J'aimerais écrire une histoire qui ressemblerait à ces romans que publiait autrefois Ignatius B. Samson, conclut-elle. Vous en avez entendu parler ?

— Vaguement, répondis-je.

Eulalia n'arrivait pas à trouver la forme adéquate pour son livre. Je lui suggérai de donner à l'ensemble un ton légèrement sinistre et de centrer son histoire sur un livre secret possédé par un esprit tourmenté, en laissant planer une atmosphère apparemment surnaturelle.

— C'est ce que ferait Ignatius B. Samson à votre place, risquai-je.

— Et vous, que fabriquez-vous en lisant toutes ces histoires d'anges et de démons ? Vous ne seriez pas un ex-séminariste repenti ?

— Je tente de vérifier ce que les origines de différentes religions et mythologies peuvent avoir en commun, expliquai je.

— Et qu'avez-vous appris jusqu'à maintenant ?

— Presque rien. Je ne veux pas vous ennuyer avec mes problèmes.

— Vous ne m'ennuyez pas. Racontez-moi.

Je haussai les épaules.

— Très bien. Ce que j'ai trouvé de plus intéressant jusqu'à présent, c'est que la majorité de ces croyances partent d'un fait ou d'un personnage plus ou moins historique, mais qu'elles évoluent rapidement en mouvements sociaux soumis et adaptés aux circonstances politiques, économiques et sociales du groupe qui les accepte. Vous êtes toujours éveillée ?

Eulalia confirma.

— Une bonne part de la mythologie qui se développe autour de chacune de ces doctrines, depuis leur liturgie jusqu'à leurs règles et leurs tabous, provient de la bureaucratie qui s'instaure à mesure qu'elles évoluent et non de l'événement, supposé surnaturel, qui les a générées. La plus grande partie de ces croyances est composée d'anecdotes simples et bon enfant, mélange de sens commun et de folklore, et toute la charge belliqueuse qu'elles finissent par acquérir, quand elles ne dépérissent pas, provient de l'interprétation ultérieure de leurs premiers principes par leurs administrateurs. L'aspect administratif et hiérarchique semble être la clef de leur évolution. La vérité est censée être révélée à tous les hommes, mais, très vite, apparaissent des individus qui s'attribuent le pouvoir et le devoir d'interpréter, d'administrer ou d'altérer cette vérité au nom du bien commun, et qui établissent dans ce but une organisation puissante et potentiellement répressive. Ce phénomène, que la biologie nous enseigne et qui est le propre de tout groupe d'animaux sociaux, ne tarde pas à transformer la doctrine en un élément de contrôle et de lutte politique. Divisions, guerres et scissions deviennent inéluctables. Tôt ou tard le verbe se fait chair, et la chair saigne.

J'eus l'impression de commencer à pérorer comme Corelli, et je soupirai. Eulalia souriait faiblement et m'observait avec une certaine réserve.

— Est-ce là ce que vous cherchez ? Du sang ?

— C'est l'écriture qui appelle le sang, et non le contraire.

— Je n'en suis pas si certaine.

— Est-ce que je me trompe, ou est-ce que vous avez été élevée chez les sœurs ?

— Au collège des Sœurs de l'Enfant Jésus. Huit ans.

— Est-ce vrai, ce que l'on prétend ? Que les pensionnaires des collèges de bonnes sœurs hébergent les désirs les plus obscurs et les plus inavouables ?

— Je parie que vous seriez ravi de le découvrir.

— Et je suis sûr d'emporter la mise.

— Qu'avez-vous encore appris dans votre cours accéléré de théologie pour imaginations débridées ?

— Pas grand-chose de plus. Mes premières conclusions m'ont laissé un relent de banalité et d'inconsistance. Tout cela me paraissait déjà plus ou moins évident sans que j'aie besoin d'avaler des encyclopédies et des traités sur le sexe des anges, peut-être parce que je suis incapable d'en comprendre plus que ne me le permettent mes préjugés ou parce qu'il n'y a rien d'autre à comprendre, tout se résumant à cette simple question : croire ou ne pas croire, sans s'arrêter à en chercher la raison. Que pensez-vous de ma rhétorique ? Elle vous impressionne toujours ?

— Elle me donne la chair de poule. Dommage que je ne vous aie pas connu dans mes années d'obscurs désirs.

— Vous êtes cruelle, Eulalia.

La bibliothécaire rit franchement.

— Dites-moi, Ignatius B., qui donc vous a brisé le cœur avec une telle rage ?

— Je vois que vous savez lire aussi ailleurs que dans les livres.

Nous restâmes assis quelques minutes à notre table en contemplant le va-et-vient des serveurs de la Casa Leopoldo.

— Savez-vous quel est l'avantage des cœurs brisés ? demanda la bibliothécaire.

J'exprimai mon ignorance.

— C'est qu'ils ne peuvent véritablement se briser qu'une fois. Les suivantes ne sont que des égratignures.

— Mettez ça dans votre livre.

Je désignai sa bague de fiançailles.

— Je ne sais qui est l'heureux élu, mais j'espère qu'il sait, lui, qu'il est l'homme le plus chanceux du monde.

Eulalia sourit avec une certaine tristesse et acquiesça. Nous revînmes à la bibliothèque et chacun retourna à sa place, elle à son bureau et moi dans mon coin. Je lui fis mes adieux le lendemain, quand je décidai que je ne pouvais ni ne voulais lire une ligne de plus à propos de révélations et de vérités éternelles. Sur le chemin de la bibliothèque, j'achetai une rose blanche à un kiosque de la Rambla et la laissai sur sa table déserte. Je la trouvai dans une galerie, en train de ranger des livres.

— Vous me quittez déjà ? s'exclama-t-elle en me voyant. Qui va me faire la cour, maintenant ?

— Il en viendra d'autres.

Elle m'accompagna jusqu'à la sortie et me serra la main en haut des marches qui menaient à la cour de l'ancien hôpital. Je descendis l'escalier. À mi-parcours, je m'arrêtai et me retournai. Elle était toujours là et continuait de m'observer.

— Bonne chance, Ignatius B. Je vous souhaite de trouver ce que vous cherchez.

* La Monja alférez : « La nonne soldat », célèbre roman du siècle d'Or, traduit notamment en France par José Maria de Heredia. (N.d.T.) ↵

12.

Pendant que je dînais dans la galerie avec Isabella, je m'aperçus que ma nouvelle secrétaire me guettait du coin de l'œil.

— Vous n'aimez pas la soupe ? Vous n'y avez pas touché…, risqua la jeune fille.

Je contemplai l'assiette intacte que j'avais laissée refroidir sur la table. J'en pris une cuillerée et feignis de savourer le plus délicieux des mets.

— Elle est excellente, proclamai-je.

— Vous n'avez pas non plus prononcé un mot depuis votre retour de la bibliothèque, ajouta Isabella.

— D'autres reproches ?

Gênée, elle détourna la tête. J'avalai ma soupe froide sans appétit, une excuse pour ne pas avoir à faire la conversation.

— Pourquoi êtes-vous si triste ? Est-ce à cause de cette femme ?

Je reposai ma cuillère dans l'assiette à demi pleine.

Je ne répondis pas et continuai à remuer la soupe avec la cuillère. Isabella ne me quittait pas des yeux.

— Elle s'appelle Cristina, concédai-je. Et je ne suis pas triste. Je suis content pour elle parce qu'elle s'est mariée avec mon meilleur ami et qu'elle sera très heureuse.

— Et moi je suis la reine de Saba.

— Tu es surtout une vilaine petite curieuse.

— Je préfère vous voir ainsi, quand vous êtes mal luné et que vous dites la vérité.

— Eh bien, tu vas voir si tu préfères aussi ça : file dans ta chambre et fiche-moi la paix une bonne fois pour toutes.

Elle essaya de sourire, mais quand je tendis la main vers elle ses yeux s'étaient remplis de larmes. Elle prit mon assiette et la sienne et s'enfuit dans la cuisine. Les assiettes tombèrent sur l'évier et, quelques secondes plus tard, la porte de sa chambre claqua. Je soupirai et vidai le verre de vin qui restait, un vrai nectar venant de la boutique de ses parents. Au bout d'un moment, j'allai frapper doucement à la porte de sa chambre. Elle ne répondit pas, mais je l'entendis sangloter. J'essayai en vain d'ouvrir, elle avait fermé à clef.