Isabella soupira.
— C'est quoi, la vérité émotionnelle ?
— C'est la sincérité dans la fiction.
— Alors il faut être sincère et honnête pour écrire une fiction ?
— Non. Il faut avoir du métier. La vérité émotionnelle n'est pas une qualité morale, c'est une technique.
— Vous parlez comme un scientifique, protesta Isabella.
— La littérature, du moins la bonne, est une science, mais elle a besoin du sang de l'art. Comme l'architecture ou la musique.
— Je pensais que c'était quelque chose qui sortait de l'artiste, comme ça, d'un coup.
— La seule chose qui sort comme ça, d'un coup, ce sont les poils et les verrues.
Isabella considéra ces révélations avec un enthousiasme mitigé.
— Tout ce que vous dites là, c'est juste pour me décourager et me renvoyer chez moi.
— Ne raconte pas n'importe quoi.
— Vous êtes le pire maître au monde.
— C'est l'élève qui fait le maître, et pas l'inverse.
— On ne peut pas discuter avec vous parce que vous connaissez tous les trucs de la rhétorique. Ce n'est pas juste.
— Rien n'est juste. Au mieux, on peut aspirer à ce que ce soit logique. La justice est une maladie rare dans un monde qui n'a pas besoin d'elle pour se porter comme un charme.
— Amen. Alors c'est ça qui vous arrive, quand on vieillit ? On ne croit plus en rien, comme vous ?
— Non. En vieillissant, la majorité des gens continuent de croire à des bêtises, la plupart du temps de plus en plus énormes. Moi, je vais à contre-courant, parce que je n'ai pas envie de me compliquer l'existence.
— Ne vous vantez pas. En tout cas, quand je serai plus âgée, je continuerai à croire, menaça Isabella.
— Bonne chance !
— Et, en plus, je crois en vous.
Elle ne détourna pas les yeux quand je la regardai.
— C'est parce que tu ne me connais pas.
— Ça, c'est ce que vous imaginez. Vous n'êtes pas aussi mystérieux que vous le pensez.
— Je ne prétends pas être mystérieux.
— C'est une façon aimable de dire antipathique. Moi aussi, je connais quelques trucs de la rhétorique.
— Ce n'est pas de la rhétorique. C'est de l'ironie.
— Il faut donc que ce soit toujours vous qui gagniez, dans les discussions ?
— Quand on me rend la victoire aussi facile, oui.
— Et cet homme, votre patron…
— Corelli ?
— Corelli. Avec lui aussi, elle est facile ?
— Non. Corelli connaît encore mieux les trucs de la rhétorique que moi.
— C'est bien ce qu'il me semblait. Vous avez confiance en lui ?
— Pourquoi me demandes-tu ça ?
— Je ne sais pas. Vous avez confiance en lui ?
— Et pourquoi pas ?
Isabella haussa les épaules.
— Concrètement, qu'est-ce qu'il vous a commandé ? Vous ne voulez pas me le dire ?
— Je te l'ai déjà expliqué. Il veut que j'écrive un livre pour sa maison d'édition.
— Un roman ?
— Pas exactement. Plutôt une fable. Une légende.
— Un livre pour enfants ?
— Quelque chose de ce genre.
— Et vous allez le faire ?
— Il paye très bien.
Isabella fronça les sourcils.
— Et c'est pour ça que vous écrivez ? Parce qu'on vous paye bien ?
— Ça m'arrive.
— Et cette fois ?
— Cette fois, je vais écrire ce livre parce que je dois le faire.
— Vous êtes en dette avec lui ?
— Je suppose qu'on pourrait le formuler de cette façon.
Isabella soupesa l'affaire. Je crus qu'elle allait ajouter quelques mots, mais elle dut réfléchir et se mordit les lèvres. À la place, elle m'offrit un sourire innocent et un de ses airs angéliques qui lui permettaient de changer de sujet en un clin d'œil.
— Moi aussi j'aimerais qu'on me paye pour écrire, lança-t-elle.
— Tous ceux qui écrivent aimeraient ça, mais cela ne signifie pas que quelqu'un le fera.
— Et comment on y parvient ?
— On commence en descendant dans la galerie, en prenant une feuille de papier…
— … les coudes sur la table et en se passant la cervelle au presse-citron jusqu'à ce qu'elle vous fasse mal. D'accord.
Elle m'examina, hésitante. Elle vivait déjà depuis une semaine dans cette maison, et je n'avais pas encore ébauché la moindre tentative pour la renvoyer dans la sienne. Je supposai qu'elle se demandait quand je le ferais et pourquoi je ne m'y étais pas encore décidé. Moi aussi, je me posais la question et ne trouvais pas la réponse.
— Je suis contente d'être votre secrétaire, même si vous êtes comme vous êtes, déclara-t-elle finalement.
La jeune fille me regardait comme si sa vie dépendait d'une parole aimable. Je succombai à la tentation. Les bonnes paroles sont des cadeaux gratuits qui n'exigent pas de sacrifices et font plus plaisir que les vrais.
— Moi aussi, je suis content que tu sois ma secrétaire, Isabella, même si je suis comme je suis. Et je serai encore plus content quand tu n'auras plus besoin d'être ma secrétaire et que tu n'auras plus rien à apprendre de moi.
— Vous croyez que j'ai des dispositions ?
— Je n'en doute pas un instant. Dans dix ans, tu seras le maître et moi l'apprenti, dis-je, répétant des mots qui, aujourd'hui, avaient un relent de trahison.
— Menteur, susurra-t-elle en posant doucement un baiser sur ma joue, pour, tout de suite, dévaler l'escalier.
14.
L'après-midi, je laissai Isabella installée à la table que nous avions disposée pour elle dans la galerie, face aux pages blanches, et je me rendis à la librairie de M. Gustavo Barceló, rue Fernando, dans l'intention de me procurer une bonne édition, bien lisible, de la Bible. Tous les exemplaires de l'Ancien et du Nouveau Testament dont je disposais chez moi étaient imprimés en caractères microscopiques sur du papier pelure à demi transparent, et leur lecture conduisait moins à la ferveur et à l'inspiration divine qu'à la migraine. Barceló, qui, entre autres, était un collectionneur tenace de livres sacrés et de textes chrétiens apocryphes, leur avait consacré un coin particulier dans le fond de sa librairie, bourré d'un choix impressionnant d'Évangiles, de Mémoires de saints et de béatifiés, ainsi que de toutes sortes d'ouvrages religieux.
À mon entrée, un employé courut aviser son chef dans le bureau de l'arrière-boutique. Barceló en émergea, euphorique.
— Je n'en crois pas mes yeux ! Sempere m'avait déjà parlé de votre résurrection, mais elle est digne de figurer dans une anthologie. Vous semblez frais comme la rose. Où donc étiez-vous passé, polisson ?
— Par-ci, par-là, répondis-je.
— Partout sauf aux noces de Vidal. On vous a regretté, cher ami.
— Permettez-moi d'en douter.
À sa mine, je saisis que le libraire comprenait mon désir de ne pas aborder ce sujet.
— Vous accepterez bien une tasse de thé ?
— Même deux. Et une bible. Utilisable, si possible.
— Ça ne sera pas un problème, acquiesça le libraire. Dalmau ?
Un employé accourut avec empressement.
— Dalmau, voici notre ami Martín qui voudrait une bible, pas besoin qu'elle soit décorative, elle doit être lisible. Je pense à un Torres Amat, 1825. Est-ce aussi votre avis ?
L'une des particularités de la librairie de Barceló était qu'on y parlait de livres comme de bons vins, en les classant par bouquets, arômes, consistances et années de récolte.
— Excellent choix, monsieur, quoique je privilégierais la version revue et actualisée.
— 1860 ?
— 1893.
Évidemment. Adjugé. Enveloppez-la pour notre ami Martín et mettez la note sur le compte de la maison.