— Je vous en prie. C'est moi qui vous remercie d'avoir l'amabilité de me recevoir.
Valera souriait comme seul peut le faire quelqu'un qui connaît et fixe le prix de chaque minute.
— Ma secrétaire m'a appris que votre nom est David Martín. David Martín, l'écrivain ?
Mon air surpris me dénonça.
— Je viens d'une famille de grands lecteurs, expliqua-t-il. En quoi puis-je vous aider ?
— Je voudrais vous consulter à propos de la vente et de l'achat d'une propriété sise à…
— La maison de la tour ? me coupa courtoisement l'avocat.
— Oui.
— Vous la connaissez ?
— J'y habite.
Valera m'examina longuement sans se départir de son sourire. Il se redressa sur sa chaise et changea d'attitude, laquelle se fit plus tendue et moins ouverte.
— Vous en êtes l'actuel propriétaire ?
— En réalité, je n'en suis que le locataire.
— Et que désireriez-vous savoir, monsieur Martín ?
— J'aimerais connaître, si c'est possible, les détails de l'acquisition de ce bien par la Banque hispano-coloniale et obtenir quelques informations sur son ancien propriétaire.
— Don Diego Marlasca, murmura l'avocat. Puis-je vous interroger sur la raison de cet intérêt ?
— Il est le fruit du hasard. Récemment, au cours d'une rénovation de la maison, j'ai trouvé une série d'objets dont je pense qu'ils lui ont appartenu.
L'avocat fronça les sourcils.
— Des objets ?
— Un livre. Ou plus précisément un manuscrit.
— M. Marlasca était passionné de littérature. Il était également l'auteur de nombreux ouvrages de droit, d'histoire et autres domaines. Un érudit de poids. Et un grand homme même si, à la fin de sa vie, certains ont essayé de ternir sa réputation.
L'avocat lut l'étonnement sur mon visage.
— J'imagine que vous n'êtes pas au courant des circonstances de la mort de M. Marlasca.
— Je crains que non.
Valera soupira, comme s'il hésitait à poursuivre.
— Vous n'allez pas écrire un livre là-dessus, n'est-ce-pas, ni sur Irene Sabino ?
— Non.
— J'ai votre parole ?
Je confirmai. Valera haussa les épaules.
— D'ailleurs, je suppose que vous ne pourriez pas en révéler davantage que ce qui a déjà été divulgué à l'époque, ajouta-t-il, plus pour lui-même que pour moi.
L'avocat jeta un rapide coup d'œil au portrait de son père puis reporta les yeux sur moi.
— Diego Marlasca était l'associé et le meilleur ami de mon père. Ils ont créé ce cabinet ensemble. M. Marlasca était très brillant. Malheureusement, il avait une personnalité complexe et était sujet, pendant de longues périodes, à des crises de mélancolie. Le moment venu, mon père et lui ont décidé de dissoudre leurs liens. M. Marlasca a laissé le barreau pour se consacrer à sa première vocation : l'écriture. On dit que presque tous les avocats nourrissent le désir secret de quitter la profession et de devenir écrivains…
— … jusqu'au moment où ils comparent les revenus.
— Don Diego avait noué une relation amicale avec une actrice jouissant à l'époque d'une certaine popularité, Irene Sabino, pour laquelle il voulait écrire une comédie dramatique. Cela n'allait pas plus loin. M. Marlasca était un gentleman et il n'a jamais été infidèle à sa femme, mais vous savez comment sont les gens. Des bavardages. Les rumeurs, la malveillance. Bref, le bruit a couru que don Diego vivait une romance secrète avec Irene Sabino. Son épouse ne le lui a jamais pardonné et le ménage s'est séparé. M. Marlasca, désemparé, a fait l'acquisition de la maison de la tour et s'y est installé. Malheureusement, il l'habitait depuis à peine un an quand il est mort dans un accident lamentable.
— Quel genre d'accident ?
— M. Marlasca est mort noyé. Une tragédie.
Valera avait baissé les yeux et sa voix n'était plus qu'un souffle.
— Et un scandale ?
— Des langues de vipère ont répandu le bruit que M. Marlasca s'était suicidé après avoir subi une déception amoureuse avec Irene Sabino.
— Et c'était le cas ?
Valera ôta ses lunettes et se frotta les yeux.
— Si vous voulez la vérité, je n'en sais rien. Et ça m'est égal.
Le passé est le passé.
— Et qu'est-il advenu d'Irene Sabino ?
Valera rechaussa ses lunettes.
— Je croyais que votre intérêt se limitait à M. Marlasca et aux conditions de l'achat et de la vente.
— Simple curiosité. Parmi les effets personnels de M. Marlasca, j'ai trouvé de nombreuses photographies d'Irene Sabino, ainsi que des lettres qu'elle lui a adressées…
— Où voulez-vous en venir ? s'insurgea Valera. Est-ce de l'argent, que vous voulez ?
— Non.
— J'en suis heureux, car personne n'en donnera. Nul ne se soucie plus de cette histoire. Est-ce clair ?
— Tout à fait, maître. Je n'avais pas l'intention de vous importuner ni de procéder à des insinuations hors de propos. Je regrette de vous avoir blessé avec mes questions.
Rasséréné, l'avocat sourit et soupira derechef, comme, si pour lui, la conversation devait s'achever là.
— C'est sans importance. Et c'est à moi de m'excuser.
Profitant de cette volonté d'apaisement de l'avocat, j'adoptai mon expression la plus suave.
— Peut-être Mme Alicia Marlasca, sa veuve…
Valera s'agita sur son siège, visiblement mal à l'aise.
— Monsieur Martín, je ne voudrais pas que vous le preniez mal, mais mon devoir d'avocat de la famille est de préserver son intimité. Pour des raisons évidentes. Beaucoup de temps a passé, et je ne souhaite pas que se rouvrent aujourd'hui de vieilles blessures qui ne mènent nulle part.
— Je comprends.
De nouveau tendu, l'avocat m'observait.
— Et vous disiez que vous avez trouvé un livre ? s'enquit-il.
— Oui…, un manuscrit. Probablement sans importance.
— Probablement. De quoi traitait cette œuvre ?
— De théologie.
Valera hocha la tête.
— Cela vous surprend ? demandai-je.
— Non. Au contraire. Don Diego était une autorité en matière d'histoire des religions. Un savant. Chez nous, on se souvient encore de lui avec beaucoup d'affection. Dites-moi, quels aspects concrets de la vente vouliez-vous connaître ?
— Je crois que vous m'avez déjà beaucoup aidé, maître Valera. Je ne voudrais pas abuser davantage de votre temps.
L'avocat acquiesça, soulagé.
— C'est à cause de la maison, n'est-ce pas ? questionna-t-il.
— Un lieu étrange, oui, admis-je.
— Je me souviens d'y être allé une fois, quand j'étais jeune peu après son achat par don Diego.
— Savez-vous pourquoi il l'a achetée ?
— Il était fasciné par elle depuis sa jeunesse et avait toujours pensé qu'il aimerait y vivre. Il était parfois comme un adolescent, capable de tout brader en échange d'une simple illusion.
Je restai silencieux.
— Vous vous sentez bien ?
— Très bien. Savez-vous quelque chose du propriétaire à qui M. Marlasca l'a achetée ? Un certain Bernabé Massot ?
— Il avait fait fortune en Amérique. Il n'a jamais passé plus d'une heure dedans. Il l'a acquise à son retour de Cuba et l'a laissée vide pendant des années. Il n'en a jamais donné la raison. Il vivait dans une villa qu'il s'était fait construire à Arenys de Mar. Il a revendu la maison pour quatre sous. Il ne voulait rien savoir d'elle.
— Et avant lui ?
— Je crois qu'elle était habitée par un prêtre. Un jésuite. Je ne suis pas sûr. C'était mon père qui gérait les affaires de don Diego et, à la mort de celui-ci, il a détruit toutes les archives.
— Pourquoi avoir agi ainsi ?
— À cause de tout ce que je viens de vous conter. Pour éviter les rumeurs et préserver la mémoire de son ami, je suppose. La vérité est qu'il ne m'en a jamais rien dit. Mon père n'était pas le genre d'homme à s'expliquer sur ses actes. Il devait avoir ses raisons. De bonnes raisons, sans nul doute. Don Diego avait été un grand ami, en plus d'être son associé, et tout cela a été très douloureux pour mon père.