— Et le jésuite ?
— Je crois qu'il avait des problèmes disciplinaires avec son ordre. Il était l'ami de Mgr Cinto Verdaguer, et il me semble qu'il a été impliqué dans certains de ses problèmes… enfin, vous savez.
— Une histoire d'exorcismes.
— Des racontars.
— Comment un jésuite expulsé de son ordre peut-il se permettre une telle demeure ?
Valera haussa encore une fois les épaules et je supposai que nous avions épuisé la question.
— J'aimerais pouvoir vous aider davantage, monsieur Martín, mais j'ignore comment. Croyez-moi.
— Merci pour le temps que vous m'avez consacré, maître.
L'avocat acquiesça et appuya sur une sonnette posée sur son bureau. La secrétaire qui m'avait reçu apparut. Valera me tendit la main.
— Monsieur Martín s'en va. Raccompagnez-le, Margarita.
La secrétaire me précéda. Avant de sortir de la pièce, je me retournai pour regarder l'avocat, qui se tenait, l'air abattu, sous le portrait de son père. Je suivis Margarita jusqu'à la porte d'entrée et, juste au moment où elle allait la refermer, je lui dédiai le plus innocent de mes sourires.
— Excusez-moi. Me Valera m'a donné l'adresse de Mme Marlasca, mais je ne suis pas sûr d'avoir bien retenu le numéro de la rue.
Margarita soupira, impatiente de me voir partir.
— Le 13. 13, route de Vallvidrera.
— Bien sûr.
— Au revoir.
Je n'eus pas le temps de répondre, car la porte se referma à mon nez, aussi solennellement et hermétiquement que la dalle d'un sépulcre.
21.
De retour dans la maison de la tour, j'appris à considérer d'un œil neuf ce qui, durant trop d'années, avait été mon foyer et ma prison. Le portail franchi, je sentis que je m'engouffrais dans le gosier d'un être de pierre et d'ombre. Je montai l'escalier comme si je m'enfonçais dans ses entrailles et ouvris la porte de l'étage pour trouver ce long couloir obscur qui se perdait dans la pénombre et qui, pour la première fois, m'apparut comme l'antichambre d'un esprit méfiant et empoisonné. Au loin, se découpant sur le flamboiement écarlate du crépuscule qui filtrait depuis la galerie, je distinguai la silhouette d'Isabella s'avançant vers moi. Je refermai la porte et allumai la lumière du vestibule.
Isabella était habillée en demoiselle distinguée et, avec ses cheveux rassemblés en chignon et son maquillage, elle avait l'allure d'une femme de dix ans plus âgée.
— Te voilà bien jolie et très élégante, remarquai-je froidement.
— Presque comme une fille de votre âge, non ? Ma robe vous plaît ?
— D'où l'as-tu tirée ?
— Elle était dans un coffre de la chambre du fond. Je crois qu'elle appartenait à Irene Sabino. Comment me trouvez-vous ? Est-ce que je ne suis pas mieux comme ça ?
— Je t'avais demandé que l'on vienne tout enlever.
— Je suis allée ce matin à la paroisse, et ils m'ont répondu qu'ils ne pouvaient pas venir et que c'était à nous de le leur apporter.
Je la regardai en silence.
— C'est la vérité I s'écria-t-elle.
— Enlève cette robe et remets-la où tu l'as prise. Et lave-toi la figure. Tu ressembles à…
— … une femme comme les autres ?
Je niai, en soupirant.
— Tu ne pourrais jamais être une femme comme les autres, Isabella.
— Bien sûr. C'est pour ça que je vous plais si peu, murmura-t-elle en faisant demi-tour dans le couloir.
— Isabella ! appelai-je.
Elle m'ignora et entra dans sa chambre.
— Isabella ! répétai-je en élevant la voix.
Elle m'adressa un regard hostile et claqua la porte. J'entendis un grand remue-ménage et allai frapper. Pas de réponse. Je tambourinai de nouveau. Rien. J'ouvris et la trouvai en train de rassembler les quelques affaires qu'elle avait apportées et de les fourrer dans son sac.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Je m'en vais, voilà ce que je fais. Je m'en vais et je vous laisse en paix. Ou en guerre, parce qu'avec vous on ne sait jamais.
— Je peux te demander où ?
— En quoi ça vous intéresse ? C'est une question rhétorique, ou ironique ? Pour vous, naturellement, ça ne pose pas de problème, mais moi qui suis une imbécile, je suis incapable de faire la différence.
— Isabella, attends un moment et…
— Ne vous tracassez pas pour la robe, je l'enlève tout de suite. Et vos plumes, vous pouvez aller les rendre, je ne m'en suis pas servie et je m'en fiche. C'est un cadeau de mauvais goût pour petite fille qui n'a pas dépassé la maternelle.
Je m'approchai d'elle et posai la main sur son épaule. Elle recula d'un bond comme si un serpent l'avait frôlée.
— Ne me touchez pas !
Je battis en retraite sur le seuil, en silence. Ses mains et ses lèvres tremblaient.
— Isabella, pardonne-moi. S'il te plaît. Je ne voulais pas te blesser.
Elle avait des larmes dans les yeux et un sourire amer sur les lèvres.
— Vous n'avez fait que ça. Depuis que je suis là. Vous m'avez insultée et traitée comme si j'étais une pauvre idiote sans jugeote.
— Pardonne-moi, répétai-je. Laisse tes affaires. pas. Ne t'en va pas.
— Pourquoi ?
— Parce je te le demande : s'il te plaît.
— Si je veux de la pitié et de la charité, je peux en trouver ailleurs.
— Ce n'est pas de la pitié ni de la charité, à moins que ce ne soit toi qui en éprouves pour moi. Je te le demande parce que l'idiot c'est moi, et que je ne veux pas être seul. Je ne peux pas être seul.
— Charmant, vraiment ! Toujours à penser aux autres. Achetez-vous un chien.
Elle laissa tomber le sac sur le lit et me fit face, essuyant ses larmes et laissant libre cours à la colère qu'elle avait accumulée. Je serrai les dents.
— Puisque nous jouons au jeu de la vérité, laissez-moi vous dire que vous serez toujours seul. Vous serez seul parce que vous ne savez ni aimer ni partager. Vous êtes comme cette maison, qui me donne des frissons. Ça ne m'étonne pas que votre dame de cœur vous ait planté là, et que tout le monde vous laisse tomber. Vous n'aimez pas et vous empêchez les autres de vous aimer.
Je la contemplai, accablé, comme si on venait de me frapper sans que je sache d'où venaient les coups. Je cherchai mes mots et ne réussis qu'à balbutier.
— Vraiment, les plumes ne te plaisent pas ? arrivai-je enfin à articuler.
À bout, Isabella eut une mimique écœurée.
— Ne prenez pas cet air de chien battu, je veux bien admettre que je suis stupide, mais il y a des limites.
Je me tus, adossé à l'encadrement de la porte. Isabella m'observait avec un mélange de méfiance et de compassion.
— Je ne voulais pas dire ça de votre amie, celle des photos. Excusez-moi, murmura-t-elle.
— Ne t'excuse pas. C'est la vérité.
Je baissai les yeux et quittai la chambre. Je me réfugiai dans le bureau pour contempler la ville obscure et noyée dans le brouillard. Un moment plus tard, j'entendis des pas hésitants dans l'escalier.
— Vous êtes là-haut ?
— Oui.
Elle entra dans la pièce. Elle s'était changée et avait essuyé ses larmes. Elle me fit un sourire que je lui rendis.
— Pourquoi êtes-vous ainsi ? demanda-t-elle.
Je haussai les épaules. Isabella s'approcha et s'assit près de moi sur le rebord intérieur de la fenêtre. Nous admirâmes ensemble le spectacle de silences et d'ombres au-dessus des toits de la vieille ville, sans éprouver le besoin de parler. Passé un certain temps, elle sourit et me regarda.
— Et si nous allumions un des cigares que mon père vous a donnés et le fumions à deux ?