— Pas question !
Elle s'enferma dans un de ses longs silences. De temps en temps, elle se tournait vers moi et souriait. Je l'observais du coin de l'œil et me rendais compte qu'il me suffisait de la voir pour croire qu'il restait peut-être encore quelque chose de bon et d'acceptable dans cette chienne de vie, et même, avec un peu de chance, dans ma propre personne.
— Tu restes ?
— Donnez-moi une bonne raison. Une raison sincère, ou si vous préférez, dans votre cas, égoïste. Et il vaudrait mieux que vous ne me racontiez pas de craques, sinon je pars tout de suite.
Elle se retrancha derrière un air défensif, s'attendant à ce que je lui sorte une quelconque flatterie, et, pendant un instant, j'eus le sentiment qu'elle était la seule personne au monde à laquelle je ne voulais ni ne pouvais mentir. Je baissai les yeux et, exceptionnellement, je dis la vérité, ne serait-ce que pour, une fois au moins, m'entendre la prononcer à voix haute.
— Parce que tu es l'unique amie qui me reste.
La dureté s'effaça de son visage et je préférai détourner la tête plutôt que d'y lire de la pitié.
— Et M. Sempere ? Et l'autre cuistre, M. Barceló ?
— Tu es la seule qui ose me dire la vérité.
— Et votre ami, le patron, il ne vous dit pas la vérité ?
— Ne mélange pas les torchons et les serviettes. Le patron n'est pas mon ami. Et je ne crois pas qu'il ait dit une seule fois la vérité dans sa vie.
Isabella me dévisagea longuement.
— Vous voyez ? Je savais bien que vous n'aviez pas confiance en lui. Je l'ai lu sur votre figure dès le premier jour.
Je tentai de récupérer un peu de dignité, mais je ne trouvai que le sarcasme.
— Tu as ajouté la lecture sur les visages à la liste de tes talents ?
— Pour lire sur le vôtre, pas besoin de talent, rétorqua-t-elle, C'est aussi simple que le conte du Petit Poucet.
— Et qu'est-ce que tu y lis encore, éminente pythonisse ?
— Que vous avez peur.
J'essayai de rire, sans conviction.
— Il ne faut pas être honteux d'avoir peur. Avoir peur est signe de bon sens. Les seuls qui n'ont peur de rien sont des idiots finis. Je l'ai lu dans un livre.
— Le manuel du trouillard ?
— Vous pouvez très bien ne pas l'admettre si vous estimez que ça met votre virilité en péril. Je sais : vous, les hommes, vous êtes convaincus que votre obstination doit être aussi grosse que ce que vous avez entre les jambes.
— Ça aussi, tu l'as lu dans ce livre ?
— Non, ça, je l'ai trouvé toute seule.
Je baissai les bras, m'inclinant devant l'évidence.
— D'accord. Oui, j'admets que je suis vaguement inquiet.
— Vaguement ? Avouez plutôt que vous êtes mort de peur. Avouez-le.
— N'exagérons rien. J'ai certains doutes concernant ma relation avec mon éditeur, et, compte tenu de mon expérience, c'est compréhensible. Mais, que je sache, Corelli est un parfait honnête homme, et notre relation professionnelle sera profitable et positive pour les deux parties.
— C'est pour ça que vous avez des gargouillis dans le ventre toutes les fois qu'on prononce son nom ?
Je soupirai, incapable de poursuivre la discussion.
— Que veux-tu que je te dise, Isabella ?
— Que vous ne travaillerez plus pour lui.
— Je ne peux pas faire ça.
— Pour quelle raison ? Vous ne pouvez pas lui rendre son argent, et l'envoyer promener ?
— Ce n'est pas si simple.
— Pourquoi ? Vous vous êtes fourré dans de mauvais draps ?
— Je crains que oui.
— De quel genre ?
— C'est ce que j'essaye de découvrir. En tout cas, je suis le seul responsable et c'est à moi de régler la question. Rien de tout cela ne doit te concerner.
Isabella ne parut pas convaincue.
— Vous êtes une catastrophe ambulante, vous savez ?
— Je finis par m'accoutumer à cette idée.
— Si vous voulez que je reste, il va falloir changer les règles.
— Je suis tout ouïe.
— Fini le despotisme éclairé. À partir d'aujourd'hui, cette maison est une démocratie.
— Liberté, égalité, fraternité.
— Doucement avec la fraternité. Mais plus de « je veux » ni de « j'ordonne », et plus de numéros à la mister Rochester.
— Comme vous voudrez, miss Jane Eyre.
— Et ne vous faites pas d'illusions, je ne me marierai pas avec vous, même si vous devenez aveugle.
Je lui tendis la main pour sceller notre pacte. Elle la serra avec hésitation, puis elle se jeta à mon cou. Je me laissai prendre dans ses bras et plongeai mon visage dans ses cheveux. Son contact était apaisant et rassurant, il rayonnait de vie, celle d'une jeune fille de dix-sept ans, et je voulus croire qu'il ressemblait à celui que ma mère n'avait jamais eu le temps de me prodiguer.
— Amis ? murmurai-je.
Jusqu'à ce que la mort nous sépare.
22.
Les nouvelles règles du règne isabellien entrèrent en vigueur dès le lendemain neuf heures, lorsque ma secrétaire fit son apparition dans la cuisine et, sans préambule inutile, m'annonça ce que serait désormais notre emploi du temps.
— J'ai pensé que vous manquiez d'une routine dans votre existence. Sinon, vous vous dispersez, et votre vie pâtit de votre inconséquence.
— Où as-tu pêché cette expression ?
— Dans un de vos livres. In-con-sé-quen-ce. Ça sonne bien.
— Et ça rime du tonnerre.
— Ne cherchez pas à m'embrouiller.
Pendant la journée, nous travaillerions tous les deux à nos manuscrits respectifs. Nous dînerions ensemble, après quoi elle me montrerait les pages du jour et nous les commenterions. Je jurais d'être sincère et de lui donner les indications adéquates, et non de simples flatteries pour la contenter. Les dimanches seraient chômés et je la mènerais au cinématographe, au théâtre ou en promenade. Elle m'aiderait à chercher de la documentation dans les bibliothèques et les archives et se chargerait d'approvisionner le garde-manger grâce à nos liens avec l'épicerie familiale. Je ferais le petit déjeuner et elle le dîner. La préparation du déjeuner reviendrait à celui des deux qui serait libre à ce moment-là. Nous partagerions les tâches de l'entretien de la maison et je m'engageais à accepter le fait incontestable que celle-ci avait besoin qu'on y fasse régulièrement le ménage. En aucun cas je ne tenterais de lui trouver un fiancé, et elle s'abstiendrait de me questionner sur les raisons qui me forçaient à travailler pour le patron ou de manifester son opinion à ce sujet, à moins d'en être expressément priée. Pour le reste, nous improviserions au fur et à mesure.
Je levai ma tasse de café, et nous fêtâmes ma défaite et ma reddition sans conditions.
Deux jours ne s'étaient pas écoulés que je m'étais déjà habitué à la paix et à la sérénité du vassal. Isabella avait un réveil lent et lourd, et lorsqu'elle émergeait de sa chambre, les yeux encore mi-clos et traînant des pantoufles qu'elle m'avait empruntées et qui mesuraient le double de son pied, j'avais déjà préparé le petit déjeuner, le café et un journal du matin.
La routine est la gouvernante de l'inspiration. Quarante-huit heures s'étaient à peine écoulées depuis l'instauration du nouveau régime, et déjà je découvrais que j'étais en train de retrouver la discipline de mes années les plus productives. Les heures d'enfermement dans mon bureau se traduisirent rapidement par des pages et des pages sur lesquelles je commençais à reconnaître, non sans une certaine inquiétude, que le travail avait atteint ce degré de consistance où il cesse d'être une idée et devient une réalité.
Le texte coulait, brillant et électrique. Il se laissait lire comme s'il s'agissait d'une légende, d'une saga mythologique de prodiges et de vicissitudes, peuplée de personnages et de scènes évoluant autour d'une prophétie, promesse d'espoir pour la race. Le récit préparait la voie à la venue d'un sauveur guerrier qui libérerait la nation de toutes les douleurs et de tous les affronts subis, pour lui restituer sa gloire et sa fierté confisquées par des ennemis sournois qui conspiraient depuis toujours et ne cesseraient jamais de conspirer contre le peuple, quel qu'il soit. Le mécanisme était impeccable et fonctionnait de façon identique appliqué à n'importe quelle croyance, race ou tribu. Drapeaux, dieux et proclamations étaient comme les jokers d'un jeu où revenaient sans cesse les mêmes cartes. Étant donné la nature du travail, j'avais décidé d'employer l'un des artifices les plus compliqués et les plus difficiles à exécuter dans n'importe quel texte littéraire : l'apparente absence de tout artifice. Le langage était simple et facile, le ton honnête et franc d'une conscience qui ne raconte pas mais, tout bonnement, révèle. Je m'arrêtais parfois pour relire ce que je venais d'écrire, et vanité une aveugle m'envahissait devant la précision de la mécanique que j'étais en train d'assembler. Je m'aperçus que, pour la première fois depuis bien longtemps, je passais des heures sans penser à Cristina ou à Pedro Vidal. Je songeai que mon existence s'améliorait. Et pour cette raison peut-être, parce qu'il semblait que j'allais enfin émerger de mon bourbier, je fis ce que j'ai toujours fait chaque fois que ma vie a pris une nouvelle et heureuse tournure : tout gâcher et tout perdre.