Un matin, après le petit déjeuner, je revêtis un de mes costumes de citoyen respectable. J'allai à la galerie saluer Isabella et la vis penchée sur sa table en train de relire les pages de la veille.
— Vous n'écrivez pas, aujourd'hui ? demanda-t-elle en levant les yeux.
— Journée de réflexion.
Je remarquai qu'elle avait disposé le jeu de plumes et l'encrier près de son cahier.
— Je croyais que c'était un cadeau de mauvais goût, persiflai-je.
— Moi aussi, mais je suis une fille de dix-sept ans et j'ai tous les droits du monde d'aimer les cadeaux de mauvais goût. C'est comme vous avec les havanes.
Elle flaira l'odeur de l'eau de Cologne et me lança un coup d'œil intrigué. En voyant que je m'étais habillé pour sortir, elle fronça les sourcils.
— Vous allez encore jouer au détective ? questionna-t-elle.
— Un peu.
— Vous n'avez pas besoin d'un garde du corps ? D'une docteur Watson ? D'une personne de bon sens ?
— N'apprends pas à chercher des excuses pour ne pas écrire avant d'avoir appris à écrire. C'est un privilège de professionnel, et il faut d'abord le mériter.
— Si je suis là pour vous aider, je dois le faire pour tout.
Je souris avec indulgence.
— Maintenant que tu le dis, oui, je voulais te demander un service. Non, n'aie pas peur. Ça concerne Sempere. J'ai appris qu'il a des problèmes d'argent et que la librairie bat de l'aile.
— Ce n'est pas possible.
— Si, malheureusement, mais ça n'ira pas plus loin, parce que nous ne le permettrons pas.
— M. Sempere est très fier, et il n'acceptera jamais que… Vous avez déjà essayé, n'est-ce pas ?
Je confirmai.
— Voilà pourquoi j'ai pensé que nous devions être plus rusés et recourir à des moyens hétérodoxes, quitte à être un peu malhonnêtes.
— C'est votre spécialité.
J'ignorai le ton réprobateur et poursuivis mon exposé.
— Voici ce que j'ai pensé : tu passeras à la librairie comme si seul le hasard t'y amenait, et tu raconteras à Sempere que je suis un ogre, que tu n'en peux plus…
— Jusque-là, rien d'invraisemblable à cent pour cent.
— Ne m'interromps pas. Tu lui expliques tout cela, et aussi que ton salaire de secrétaire est misérable.
— Mais puisque vous ne me payez pas un centime…
Je soupirai et m'armai de patience.
— Quand il te dira qu'il est désolé, ce qu'il fera sûrement, tu prendras la mine d'une jeune fille en perdition et tu lui avoueras, si possible en pleurnichant, que ton père t'a déshéritée et qu'il veut te forcer à te faire bonne sœur ; aussi as-tu pensé que tu pourrais peut-être travailler dans la librairie, quelques heures, à l'essai, en échange d'une commission de trois pour cent sur ce que tu vendras, afin de te ménager un avenir loin du couvent, en femme libérée et vouée à la propagation de la littérature.
Isabella fit la grimace.
— Trois pour cent ? Vous voulez aider Sempere ou le plumer ?
— Je désire que tu mettes une robe comme celle de l'autre soir, que tu te pomponnes comme tu sais le faire et que tu lui rendes cette visite pendant que son fils est dans la librairie, c'est-à-dire, normalement, l'après-midi.
— Est-ce que nous parlons bien du joli garçon ?
— Combien de fils a M. Sempere ?
Isabella feignit de compter et, quand elle commença à saisir où je voulais en venir, elle me décocha un regard sulfurique.
— Si mon père savait le genre d'individu pervers que vous êtes, il achèterait le fusil.
— Tout ce que je te demande, c'est de faire en sorte que le fils te voie. Et que le père voie que le fils te voit.
— Vous êtes encore pire que je ne le pensais. Maintenant, vous vous livrez à la traite des Blanches.
— Simple charité chrétienne. En plus, tu as été la première à admettre que le fils Sempere est beau garçon.
— Beau, mais un peu niais.
— N'exagérons pas. Sempere junior est juste légèrement timide en présence de la gent féminine, et c'est tout à son honneur. C'est un citoyen modèle qui, bien que conscient de l'effet persuasif de sa prestance et de sa séduction, sait se contrôler et pratique cet ascétisme par respect et dévotion pour la pureté immaculée de la femme barcelonaise. Ne me soutiens pas que cela ne lui confère pas une auréole de noblesse et de charme qui doit éveiller ton instinct maternel, sans oublier les autres.
— Parfois, je crois que je vous déteste, monsieur Martín.
— Conserve précieusement ce sentiment, mais ne reporte pas sur le pauvre benjamin des Sempere mes déficiences trop humaines, parce que lui, question pureté, c'est un saint homme.
— Nous étions convenus que vous ne me chercheriez pas de fiancé.
— Personne n'a parlé de fiançailles. Si tu me laissais terminer, je t'expliquerais la suite.
— Poursuivez, Raspoutine.
— Lorsque Sempere père te donnera son accord, et il te le donnera, je veux que tu passes deux ou trois heures par jour au comptoir de la librairie.
— Vêtue comment ? En Mata Hari ?
— Vêtue avec la retenue et le bon goût qui te caractérisent. Mignonne, séduisante, mais sans forcer la note. Si nécessaire, tu peux ressortir une robe d'Irene Sabino, mais choisis-en une décente.
— Il y en a deux ou trois qui me vont à merveille, précisa Isahella, se pourléchant d'avance.
— Eh bien, tu mettras la moins décolletée.
— Vous êtes un réactionnaire. Et que va devenir ma formation littéraire ?
— Peut-on trouver meilleure école que la librairie Sempere & Fils ? Tu y seras entourée de chefs-d'œuvre et tu n'auras qu'à en tirer la substantifique moelle.
— Et comment ferai-je ? En respirant profondément pour essayer d'en avaler des bribes ?
— Il ne s'agit que de quelques heures par jour. Ensuite, tu peux poursuivre ton travail ici, comme maintenant, et recevoir mes conseils, qui n'ont pas de prix et feront de toi une nouvelle Jane Austen.
— Et dans tout ça, où est l'astuce ?
— L'astuce, c'est que chaque jour je te donnerai des pesetas, et toutes les fois qu'un client te payera, tu profiteras de ce que la caisse est ouverte pour les y glisser discrètement.
— Alors c'est ça, votre plan…
— Oui, c'est ça mon plan qui, comme tu vois, n'a rien de pervers.