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Isabella fronça les sourcils.

— Ça ne marchera pas. Il se rendra compte que quelque chose cloche. M. Sempere n'est pas né de la dernière pluie.

— Ça marchera. Et si Sempere s'étonne, tu lui expliqueras que, en découvrant une jeune fille jolie et sympathique derrière la caisse, les clients ont tendance à être plus généreux et surveillent moins leur porte-monnaie.

— Ça se passe peut-être de cette manière dans les bouges sordides que vous fréquentez, mais pas dans une librairie.

— Pas d'accord. Suppose que j'entre dans une libraire et que je me trouve face à une employée aussi charmante que toi : je serais même capable de lui acheter le dernier prix national de littérature.

— Parce que vous avez l'esprit aussi sale que le perchoir d'un poulailler.

— Mais aussi parce que j'ai – je devrais préciser nous avons – une dette envers la générosité de Sempere.

— Ça, c'est un coup bas.

— Alors ne me force pas à viser encore plus bas.

Toute manœuvre de persuasion efficace fait d'abord appel à la curiosité, puis à la vanité, et enfin à la bonté ou au remords. Isabella baissa les yeux et acquiesça lentement.

— Et quand avez-vous l'intention de mettre en pratique votre histoire de nymphe au cœur fidèle ?

— Ne remettons pas à demain ce que nous pouvons faire aujourd'hui.

— Aujourd'hui ?

— Cet après-midi.

— Dites-moi la vérité. S'agit-il d'un stratagème pour blanchir l'argent que vous donne le patron et soulager votre conscience ou ce qui vous en tient lieu ?

— Tu sais bien que mes motifs sont toujours égoïstes.

— Et que se passera-t-il si M. Sempere refuse ?

— Assure-toi que le fils est là, habille-toi avec élégance, sans excès.

— Ce plan est dégradant et offensant.

— Et il te ravit.

Isabella sourit enfin, féline.

— Et si, tout d'un coup, le fils devenait trop hardi et décidait de ne plus se contrôler ?

— Je te garantis que l'héritier ne se risquera pas à poser un seul doigt sur toi, si ce n'est en présence d'un curé et nanti d'un certificat du diocèse en bonne et due forme.

— Certains en font toujours trop, d'autres jamais assez.

— Tu acceptes ?

— Pour vous ?

— Pour la littérature.

23.

Dans la rue, je fus saisi à l'improviste par une brise froide et coupante qui balayait rageusement les rues. L'automne entrait sur la pointe des pieds dans Barcelone. Sur la place Palacio, je montai dans un tramway qui attendait, vide, telle une grande souricière de fer forgé. Je m'assis près de la fenêtre et payai mon billet au contrôleur.

— Vous allez jusqu'à Sarrià ? demandai-je.

— Jusqu'à la place.

J'appuyai la tête contre la vitre, et bientôt une secousse m'annonça que le tramway s'ébranlait. Je fermai les yeux et laissai ma tête bringuebaler avec cette jouissance que seul procure un voyage à bord d'un de ces engins mécaniques, idéal de l'homme moderne. Je rêvai que je me trouvais dans un train construit en ossements noirs dont les wagons en forme de cercueil traversaient une Barcelone déserte et jonchée de vêtements abandonnés, comme si les corps qui les avaient occupés s'étaient évaporés. Une toundra de chapeaux et de robes, de costumes et de souliers couvrait les rues rendues silencieuses par un maléfice. La locomotive lâchait des jets d'une fumée écarlate qui se répandait dans le ciel comme une peinture dégoulinante. Le patron, souriant, voyageait à côté de moi. Il était habillé de blanc et portait des gants. Une substance noire et gélatineuse gouttait du bout de ses doigts.

— Que sont devenus les gens ?

— Ayez confiance, Martín, ayez confiance.

Quand je me réveillai, le tramway glissait lentement à l'entrée de la place de Sarrià. Je descendis avant l'arrêt complet et m'engageai sur la côte de la grand-rue de Sarrià. Quinze minutes plus tard, j'étais arrivé à destination.

La route de Vallvidrera prenait naissance dans un bois sombre qui s'étendait derrière le château de briques rouges du collège San Ignacio. Elle montait vers la colline, flanquée de résidences solitaires et couverte d'une couche de feuilles mortes. Des nuages bas couraient sur les pentes et s'effilochaient en lambeaux de brume. Je pris le trottoir côté impair et longeai des murs et des grilles en tentant de lire les numéros. On entrevoyait, au-delà, des façades de pierre noircie et des fontaines à sec échouées dans des allées envahies par les mauvaises herbes. Je passai ensuite dans l'ombre d'une longue file de cyprès et constatai que les numéros passaient directement de 11 à 15. Désorienté, je revins sur mes pas à la recherche du numéro 13. J'en étais déjà à soupçonner que la secrétaire de Me Valera avait été plus maligne que je ne l'avais cru et m'avait donné une fausse adresse quand je découvris l'entrée d'un passage qui s'ouvrait sur le trottoir et se prolongeait sur une cinquantaine de mètres pour aboutir à une grille noire surmontée de fers de lance.

J'empruntai l'étroite ruelle pavée et gagnai la grille. Un jardin touffu et mal entretenu avait rampé jusqu'à l'autre côté, et les branches d'un eucalyptus traversaient les lances de la grille, bras implorants entre les barreaux d'une prison. J'écartai les branches qui couvraient une partie du mur et trouvai les lettres et les chiffres gravés dans la pierre.

Casa Marlasca

13

Je suivis la clôture qui bordait le jardin en tâchant d'apercevoir l'intérieur. Une vingtaine de mètres plus loin, je rencontrai une porte métallique encastrée dans le mur de pierre. Un heurtoir était fixé sur le fer, soudé par des larmes de rouille. La porte était entrouverte. Je la poussai d'un coup d'épaule et parvins à la faire suffisamment céder pour pouvoir me faufiler sans que les aspérités des pierres qui saillaient du mur ne déchirent mes vêtements. Une intense odeur de terre mouillée imprégnait l'air.

Un sentier dallé de marbre passait entre les arbres et conduisait à un espace dégagé, pavé de pierres blanches. Sur un côté, on pouvait voir des remises dont un portail ouvert laissait deviner les restes de ce qui avait été jadis une Mercedes-Benz et ressemblait désormais à un corbillard abandonné à son sort. La maison, construite dans le style moderniste, présentait trois étages aux lignes incurvées, surmontés d'une crête de mansardes se bousculant en une succession de lanternes et d'arcades. De hautes fenêtres étroites et effilées comme des poignards s'ouvraient sur sa façade semée de reliefs et de gargouilles. Les vitres reflétaient le passage silencieux des nuages. Je crus entrevoir le contour d'un visage derrière l'une des fenêtres du premier étage.

Sans bien savoir pourquoi, je levai la main et esquissai un salut. Je ne voulais pas qu'on me prenne pour un voleur. La silhouette continua de me fixer, immobile comme une araignée. Je baissai les yeux un instant et, quand je les levai de nouveau, elle avait disparu.

— Bonjour ? appelai-je.

J'attendis quelques secondes et, n'obtenant pas de réponse, je m'approchai lentement de la maison. Une piscine ovale flanquait le côté est. De l'autre côté s'étendait une galerie vitrée. Des chaises de toile en lambeaux entouraient la piscine. Un plongeoir recouvert de lierre s'avançait au-dessus de l'eau stagnante. J'allai jusqu'au bord et m'aperçus que cette eau noire était pleine de feuilles mortes et d'algues ondulant à la surface. Tandis que j'y contemplais mon reflet, une forme obscure se dessina derrière moi.

Je me retournai brusquement pour me trouver en face d'un visage mince et sombre qui me scrutait avec inquiétude et méfiance.

— Qui êtes-vous et que faites-vous ici ?

— Mon nom est David Martín et je suis envoyé par Me Valera, improvisai-je.