Выбрать главу

Corelli approuva sans lever les yeux.

— N'allez pas m'échapper, murmura-t-il.

Je m'éloignai aussi vite que je le pus sans qu'il remarque ma hâte et me perdis dans les tours et les détours de la nécropole. J'esquivai obélisques et tombeaux pour m'enfoncer dans le cœur du cimetière. La dalle était toujours là, marquée par un vase vide avec son squelette de fleurs pétrifiées. Vidal avait payé l'enterrement et même commandé à un sculpteur, jouissant d'une certaine réputation dans la corporation des pompes funèbres, une pietà qui gardait la tombe, yeux levés vers le ciel, mains sur la poitrine dans une attitude de supplication. Je m'agenouillai devant la dalle et nettoyai la mousse qui recouvrait l'inscription gravée au burin :

JOSÉ ANTONlO MARTÍN CLARÉS

1875-1908

Héros de la guerre des Philippines

Son pays et ses amis ne l'oublieront jamais

— Bonjour, père, murmurai-je.

Dans le bruit des gouttes frappant les pierres tombales, je contemplai la pluie noire qui glissait sur le visage de la pietà, et je me fendis d'un sourire en hommage à ces amis qu'il n'avait jamais eus et à ce pays qui l'avait transformé en mort-vivant pour enrichir un quarteron de caciques qui avaient toujours ignoré son existence. Je m'assis sur la dalle et posai la main sur le marbre.

— Qui aurait pu vous prédire ça ?

Mon père, qui avait passé toute sa vie à côtoyer la misère, reposait pour l'éternité dans une tombe de bourgeois. Enfant, je n'avais jamais compris pourquoi le journal avait décidé de lui offrir une sépulture digne d'un importateur de sucre, avec service funèbre, curé, pleureuses et fleurs. Personne ne m'avait avoué que Vidal avait payé le sépulcre fastueux de l'homme mort à sa place, même si je m'en étais toujours douté, attribuant ce geste à cette bonté, cette générosité infinie dont le ciel avait gratifié mon mentor et idole, le grand don Pedro Vidal.

— Je dois vous demander pardon, père. Pendant des années, je vous ai détesté pour m'avoir laissé seul. Je pensais que vous aviez eu la mort que vous cherchiez. C'est pour cette raison que je ne suis jamais venu vous voir. Pardonnez-moi.

Mon père n'avait jamais apprécié les larmes. Pour lui, quand un homme pleurait, ce n'était jamais sur les autres mais sur lui-même. Se laisser aller était une preuve de lâcheté et ne méritait aucune pitié. Je ne voulus pas pleurer, car je l'aurais encore une fois trahi.

— J'aurais aimé que vous voyiez mon nom sur un livre, même si vous n'auriez pas pu le lire. J'aurais aimé que vous soyez là, avec moi, pour voir votre fils se frayer un chemin et accomplir des choses qu'on ne vous a jamais laissé faire. J'aurais aimé vous connaître, père, et que vous me connaissiez. J'ai fait de vous un étranger pour vous oublier, et maintenant, l'étranger, c'est moi.

Je ne l'entendis pas arriver, mais en relevant la tête je découvris que le patron m'observait en silence, à quelques mètres à peine. Je me relevai et allai vers lui comme un chien bien dressé. Je me demandai s'il savait que mon père était enterré là et si c'était précisément la raison de ce rendez-vous dans le cimetière. On devait pouvoir lire sur mon visage comme dans un livre, car le patron hocha négativement la tête et posa une main sur mon épaule.

— Je ne savais pas, Martín. Je suis désolé.

Je n'étais pas disposé à lui ouvrir une telle porte sur la camaraderie. Je me détournai pour mettre fin à ce geste d'affection et de commisération, et contractai les paupières pour contenir mes larmes de rage. Sans l'attendre, je pris la direction de la sortie. Il resta quelques secondes sur place, puis se décida à me suivre. Il marcha près de moi en silence jusqu'à la porte principale. Là, je fis halte et manifestai mon impatience.

— Eh bien ? Vous avez des commentaires ?

Le patron ignora le ton vaguement hostile et sourit calmement.

— Votre travail est excellent.

— Mais…

— Si je devais vous faire une observation, ce serait que vous avez trouvé, je crois, le bon angle d'attaque en construisant toute une histoire à partir d'un témoin des faits qui se sent une victime et parle au nom d'un peuple qui attend ce sauveur guerrier. Je veux que vous poursuiviez dans cette voie.

— Cela ne vous semble pas forcé, artificiel… ?

— Au contraire. Rien ne nous induit plus à avoir la foi que la peur, la certitude d'être menacés. Quand nous nous sentons des victimes, toutes nos actions et nos croyances deviennent légitimes, même les plus contestables. Ceux qui s'opposent à nous, ou qui, simplement, sont nos voisins, cessent d'être nos semblables et deviennent des ennemis. Nous ne sommes plus des agresseurs, nous sommes des défenseurs. L'envie, la jalousie ou le ressentiment qui nous motivent sont sanctifiés, car nous avons la certitude d'agir pour notre seule défense. Le mal, la menace, sont toujours chez l'autre. La peur est le premier pas vers une foi passionnée. La peur de perdre notre identité, notre vie, notre condition ou nos croyances. La peur est la poudre et la haine est la mèche. Le dogme, en dernière instance, n'est que l'allumette qui y met le feu. Voilà pourquoi je suis convaincu que votre travail ouvre les bonnes portes.

— Éclairez-moi. Que cherchez-vous : la foi ou le dogme ?

— Il ne nous suffit pas que les hommes croient. Il faut qu'ils croient ce que nous voulons qu'ils croient. Et ils ne doivent ni le mettre en question, ni écouter ceux qui le mettent en question. Le dogme doit faire partie intégrante de l'identité. Quiconque le conteste est notre ennemi. Il est le mal. Et notre droit, notre devoir, est de le combattre et de le détruire. C'est l'unique chemin du salut. Croire pour survivre.

Je soupirai et acquiesçai à contrecœur.

— Je ne vous sens pas convaincu ; Martín. Dites-moi le fond de votre pensée. Vous pensez que je me trompe ?

— Je ne sais pas. Je pense que vous simplifiez les choses d'une manière dangereuse. Tout votre discours semble être un simple mécanisme conçu pour générer et diriger la haine.

— Le qualificatif que vous vouliez employer n'est pas dangereuse, c'est odieuse, mais je ne vous en tiendrai pas rigueur.

— Pourquoi devons-nous réduire la foi à un acte de refus et d'obéissance aveugle ? N'est-il pas possible de croire à des valeurs comme l'acceptation, la concorde ?

Le patron sourit, amusé.

— Il est possible de croire à n'importe quoi, Martín, au libre marché ou à la petite souris qui vient chercher les dents de lait sous l'oreiller. Et même de croire que nous ne croyons à rien, comme vous le faites, ce qui est la plus grande des croyances. N'ai-je pas raison ?

— Le client a toujours raison. Qu'est-ce qui ne va pas, selon vous, dans l'histoire ?

— J'ai besoin d'un méchant. Consciemment ou pas, nous nous définissons presque tous par opposition plus que par sympathie. En réalité il est plus facile de réagir que d'agir. Rien n'excite plus la foi et le zèle du dogme qu'un bon adversaire. Et plus il est invraisemblable, mieux c'est.

— J'avais pensé que ce rôle serait plus efficace s'il restait abstrait. L'adversaire serait le non-croyant, l'étranger, celui qui est en dehors du groupe.

— Oui, mais j'aimerais que vous soyez plus concret. Il est difficile de haïr une idée. Cela exige une certaine discipline intellectuelle et un esprit obsessionnel et maladif que l'on ne trouve pas chez tout un chacun. Il est beaucoup plus facile de haïr quelqu'un à qui l'on peut donner un visage, en le rendant responsable de tout ce qui nous dérange. Pas besoin que ce soit un individu isolé. Ce peut être une nation, une race, un groupe…

Le cynisme parfait et serein du patron finissait par déteindre sur moi. Je soupirai encore, abattu.

— Ne jouez pas avec moi au citoyen modèle, Martín. Pour vous ça ne change rien, et nous avons besoin d'un méchant dans ce vaudeville. Vous devriez le comprendre mieux que personne. Il n'y a pas de drame sans conflit.