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— Quel genre de méchant vous plairait ? Un tyran envahisseur ? Un faux prophète ? Un croquemitaine ?

— Je vous laisse le choix du costume. N'importe lequel des suspects habituels fera l'affaire. Une des raisons d'exister de notre méchant doit être de nous permettre d'endosser le rôle de victime et de proclamer notre supériorité morale. Nous projetterons sur lui tout ce que nous sommes incapables de reconnaître en nous et que nous qualifions de démoniaque chez les autres en fonction de nos intérêts personnels. C'est l'arithmétique de base du pharisaïsme. Je vous l'ai déjà conseillé, vous devez lire la Bible. Toutes les réponses que vous cherchez y sont.

— C'est ce que je suis en train de faire.

— Persuadez l'homme pieux qu'il est exempt de tout péché et il se mettra à lancer des pierres, ou des bombes, avec enthousiasme. En réalité, ça ne réclame pas de grands efforts : il suffit, pour le convaincre, de l'encourager un peu et de lui fournir un prétexte. Je ne sais si je m'explique bien.

— Vous vous expliquez à merveille. Vos arguments ont la subtilité d'une machine à vapeur.

— Je ne suis pas certain d'apprécier vraiment ce ton condescendant, Martín. Vous imaginez peut-être que tout cela n'est pas à la hauteur de votre pureté morale et intellectuelle ?

— Mais non, pas du tout, murmurai-je lâchement.

— Alors, qu'est-ce qui chatouille votre conscience, mon ami ?

— Je ne suis pas sûr d'être le nihiliste qu'il vous faut.

— Personne ne l'est. Le nihilisme est une pose, pas une doctrine. Mettez la flamme d'une bougie sous les testicules d'un nihiliste et vous constaterez qu'il verra très vite la beauté de l'existence. Ce qui vous gêne est ailleurs.

Je levai les yeux et, prenant le ton le plus provocant que je pus, je regardai le patron bien en face.

— Ce qui me gêne, probablement, c'est que je comprends ce que vous dites, mais que je ne le sens pas.

— Est-ce que je vous paye pour sentir ?

— Sentir et penser forment parfois un tout. L'idée est de vous, pas de moi.

Le patron sourit en se ménageant une de ses pauses théâtrales, tel un maître d'école préparant l'estocade destinée à mater un élève indocile et turbulent.

— Et que sentez-vous, Martín ?

L'ironie et le mépris que je décelais dans sa voix m'enhardirent et firent sauter d'un coup le verrou de l'humiliation accumulée pendant des mois passés dans son ombre. Rage et honte de me sentir intimidé en sa présence et d'accepter ses discours empoisonnés. Rage et honte de m'être laissé démontrer que, moi qui croyais n'être que désespoir, j'avais une âme aussi mesquine et misérable que son humanisme de fange et de boue. Rage et honte de sentir, de savoir, qu'il avait toujours raison, surtout lorsque j'avais le plus de mal à l'admettre.

— Je vous ai posé une question, Martín. Que sentez-vous ?

— Je sens que le mieux serait de laisser les choses là où elles en sont et de vous rendre votre argent. Je sens que, même si je ne sais pas ce que vous avez l'intention de faire avec cette entreprise absurde, je préfère ne pas y être mêlé. Et, surtout, que je regrette de vous avoir rencontré.

Le patron ferma les yeux et se retrancha dans un long silence. Il se détourna et s'éloigna de quelques pas en direction des portes de la nécropole. J'observai sa silhouette qui se découpait contre le jardin de marbre, et son ombre immobile sous la pluie. J'eus peur, une peur confuse qui naissait dans mon ventre et m'inspirait le désir enfantin de demander pardon et d'accepter n'importe quelle punition pour ne plus avoir à supporter ce silence. Et j'éprouvai du dégoût. Pour sa présence et plus encore pour moi-même.

Il fit volte-face et revint vers moi. Il s'arrêta à quelques centimètres à peine et pencha son visage sur le mien. Je respirai son haleine froide et me perdis dans ses prunelles obscures, sans fond. Cette fois, la voix et le ton étaient de glace, dépourvus de cette humanité pragmatique et étudiée dont il saupoudrait sa conversation et son comportement.

— Je ne vous le répéterai pas. Vous respecterez votre engagement et moi le mien. C'est là la seule chose que vous pouvez et devez sentir.

Involontairement, je n'en finissais pas d'acquiescer, jusqu'au moment où le patron sortit la liasse de pages de sa poche et me la tendit. Il la laissa tomber avant que j'aie pu la saisir. Le vent entraîna les pages dans un tourbillon et elles se dispersèrent vers l'entrée du cimetière. Je me précipitai pour tenter de les sauver de la pluie, mais plusieurs avaient échoué sur des flaques et se décomposaient dans l'eau, les mots se détachant de la feuille en filaments. Je les rassemblai toutes en une boule de papier spongieux. Quand je relevai les yeux, le patron avait disparu.

27.

Jamais, autant qu'à ce moment, je n'avais eu besoin d'un visage ami auprès de qui me réfugier. Le vieux bâtiment de La Voz de la Industria était visible au-dessus des murs du cimetière. Je me dirigeai vers lui dans l'espoir d'y trouver mon vieux maître M. Basilio, une des rares âmes immunisées contre la stupidité du monde qui avait toujours un bon conseil à me prodiguer. En entrant au siège du journal, je découvris que je reconnaissais la plus grande partie du personnel. Comme s'il ne s'était pas écoulé plus d'une minute depuis mon départ, à des années de là. Ceux qui m'avaient reconnu, de leur côté, détournaient la tête pour ne pas avoir à me saluer. Je me glissai dans la salle de rédaction et allai directement au fond, dans le bureau de M. Basilio. La pièce était vide.

— Qui cherchez-vous ?

Je me trouvai face à Rosell, un des rédacteurs qui me paraissaient déjà vieux quand j'étais gamin, et l'auteur, dans le journal, de l'article venimeux sur Les Pas dans le ciel où il me qualifiait de « rédacteur de textes de réclames ».

— Monsieur Rosell, je suis Martín. David Martín. Vous ne vous souvenez pas de moi ?

Rosell consacra plusieurs secondes à m'inspecter, comme si m'identifier lui coûtait d'immenses efforts, et finit pas acquiescer.

— Et M. Basilio ?

— Il est parti voici deux mois. Vous le trouverez à la rédaction de La Vanguardia. Si vous le voyez, transmettez-lui mon bon souvenir.

— Je n'y manquerai pas.

— Navré pour votre livre, reprit Rosell avec un sourire hypocrite.

Je traversai la rédaction en naviguant au milieu de coups d'œil sournois, de sourires grimaçants et de murmures en clef de fiel. Le temps guérit tout, pensai-je, sauf la vérité.

Une demi-heure plus tard, un taxi me déposait aux portes du siège de La Vanguardia, rue Pelayo. À la différence de la sinistre décrépitude de mon ancien journal, tout ici respirait la rentabilité et l'opulence. Je me présentai au comptoir de la réception et un garçon à tête de grouillot, qui me rappela le temps où je jouais moi-même les Jiminy Cricket, fut envoyé prévenir M. Basilio qu'il avait de la visite. Après tant d'années, mon vieux maître n'avait rien perdu de son aspect léonin. Dans son nouveau costume, en harmonie avec le luxe du décor, le personnage de M. Basilio semblait toujours aussi formidable qu'au temps de La Voz de la Industria. Ses yeux brillèrent de joie en me voyant et, passant outre son protocole de fer, il me reçut en me serrant dans ses bras avec une fougue telle qu'il aurait pu facilement me briser deux ou trois côtes si cela ne s'était passé en public et s'il n'avait eu à sauvegarder quelques apparences et sa réputation.

— Alors, monsieur Basilio, nous nous embourgeoisons ?

Mon ancien chef haussa les épaules, laissant entendre qu'il n'accordait aucune importance au nouveau cadre dans lequel il évoluait.