— Ne vous laissez pas impressionner.
— Ne soyez pas modeste, monsieur Basilio, vous voici désormais dans le joyau de la couronne. J'espère que vous les menez toujours à la baguette ?
M. Basilio exhiba son crayon rouge en me faisant un clin d'œil.
— J'en vire quatre par semaine.
— Deux de moins qu'à La Voz.
— Donnez-moi le temps, j'ai ici quelques éminents spécialistes qui me ponctuent leur prose avec un tromblon et croient encore que le Pirée est un homme.
Il était néanmoins évident que M. Basilio se sentait à l'aise dans sa nouvelle famille et même qu'il n'avait jamais été aussi en forme.
— Ne me dites pas que vous êtes venu me demander du travai1, car je serais capable de vous en donner, menaça-t-il.
— Je vous en remercie, monsieur Basilio, mais vous savez que j'ai jeté le froc aux orties et que le journalisme n'est pas ma tasse de thé.
— Alors, en quoi le vieux ronchon peut-il vous être utile ?
— J'ai besoin de renseignements sur une ancienne affaire pour une histoire à laquelle je travaille, la mort d'un avocat réputé, du nom de Marlasca. Diego Marlasca.
— À quelle époque remonte cette affaire ?
— En 1904.
M. Basilio soupira.
— Vous m'en demandez trop. Depuis, beaucoup d'eau a coulé sous les ponts.
— Pas suffisamment, dans cette affaire, pour tout nettoyer, affirmai-je.
M. Basilio posa la main sur mon épaule et me fit signe de le suivre dans la rédaction.
— Ne vous inquiétez pas, vous avez atterri au bon endroit. Ces braves gens conservent des archives à faire pâlir de jalousie le Vatican. Si un article a paru dans la presse, nous le trouverons. Et puis le chef des archives est un ami. Je vous préviens : comparé à lui, je suis Blanche-Neige. Ne faites pas attention, au premier abord, c'est un vrai porc-épic, mais au fond, tout au fond, il est bon comme la romaine.
J'emboîtai donc le pas à M. Basilio dans un vaste vestibule lambrissé. Sur un côté s'ouvrait une salle circulaire avec une grande table ronde et une série de tableaux du haut desquels une pléiade d'aristocrates nous observaient d'un air sévère en fronçant les sourcils.
— La salle des sabbats, expliqua M. Basilio. C'est ici que se réunissent les rédacteurs en chef, le directeur adjoint, c'est-à-dire votre serviteur, et le directeur, et qu'en bons chevaliers de la Table ronde nous dénichons le Saint Graal tous les jours à sept heures du soir.
— Impressionnant.
— Vous n'avez encore rien vu, reprit M. Basilio en clignant de l'œil. Visez-moi ça.
M. Bailio se plaça sous l'un des augustes portraits et poussa le panneau de bois qui couvrait le mur. Le panneau céda avec un grincement, laissant apparaître un couloir caché.
— Hein ? Qu'en pensez-vous, Martín ? Et ce n'est qu'un des nombreux passages secrets de la maison. Même les Borgia n'avaient pas une maison comme celle-là.
Je m'engouffrai derrière M. Basilio dans le passage, et nous débouchâmes dans une grande salle de lecture garnie d'armoires vitrées contenant la bibliothèque secrète de La Vanguardia. Au fond de la salle, sous le cône de lumière d'une lampe à abat-jour vert, on distinguait la forme d'un homme d'âge mûr assis à une table, en train d'examiner des documents à la loupe. À notre entrée, il leva les yeux et nous gratifia d'un coup d'œil qui aurait changé en pierre n'importe qui de plus jeune et de plus impressionnable que moi.
— Je vous présente M. José María Brotons, seigneur de l'inframonde et chef des catacombes de cette sainte maison, annonça M. Basilio.
Brotons, sans lâcher la loupe, se contenta de m'observer avec une expression propre à vous transformer en morceau de fer rouillé. J'avançai et lui tendis la main.
— Voici mon ancien pupille, David Martín.
Brotons me serra la main à contrecœur et regarda M. Basilio.
— L'écrivain ?
— Lui-même.
Brotons hocha la tête.
— Il faut avoir du courage, pour sortir dans la rue après la volée de bois vert qu'ils vous ont administrée. Que faites-vous céans ?
— Il vient vous supplier de lui accorder votre aide, votre bénédiction et vos conseils pour un sujet de haute investigation et d'archéologie du document, expliqua M. Basilio.
— Et où est le sang du sacrifice ? éructa Brotons.
Je sursautai.
— Un sacrifice ?
— Oui une chèvre, un agneau, ou au moins un chapon…
Je restai interdit. Brotons soutint mon regard sans sourciller durant un moment qui me parut infini. Puis, alors que je sentais déjà la sueur me brûler le dos, le chef des archives et M. Basilio éclatèrent de rire. Je les laissai à leur plaisir de s'amuser à mes dépens jusqu'à ce que le souffle leur manquât et qu'ils dussent essuyer leurs larmes. De toute évidence, M. Basilio avait trouvé une âme sœur en la personne de son nouveau collègue.
— Venez par ici, jeune homme, indiqua Brotons, débarrassé de son masque féroce. On va voir ce qu'on peut trouver.
28.
Les archives du journal étaient situées dans un sous-sol de l'immeuble, sous l'atelier qui hébergeait la grande rotative, un produit de la technologie postvictorienne qui ressemblait au croisement d'une monstrueuse locomotive à vapeur et d'une machine à fabriquer des éclairs.
— Je vous présente la rotative, plus connue sous le nom de Léviathan. Allez-y doucement, elle a déjà avalé plus d'un imprudent, prévint M. Basilio. C'est comme l'histoire de Jonas et de la Baleine, à ce détail près qu'on en ressort transformé en chair à saucisse.
— On le serait à moins.
— Un de ces jours nous pourrions jeter dedans ce stagiaire, le nouveau qui se prétend le neveu de Macià, cette indépendantiste sans égale, et passe son temps à faire le malin, proposa Brotons.
— Fixons la date, et nous fêterons ça autour d'un bon plat de cap-i-pota, approuva M. Basilio.
Tous deux se tordirent de rire comme des collégiens. Qui se ressemble s'assemble, songeai-je.
La salle des archives était un labyrinthe de couloirs formés par des rayonnages de trois mètres de haut. Deux pâles créatures ayant l'air de ne pas être sorti des caves depuis quinze ans officiaient en qualité d'assistants de Brotons. À son arrivée, elles accoururent comme des chiens fidèles pour prendre ses ordres. Brotons me lança un regard inquisiteur.
— Que cherchons-nous ?
— 1904. La mort d'un avocat nommé Diego Marlasca. Membre insigne de la société barcelonaise, associé fondateur du cabinet Valera, Marlasca et Sentís.
— Quel mois ?
— Novembre.
Sur un geste de Brotons, les deux assistants partirent à la recherche des numéros correspondant au mois de novembre 1904. À cette époque, la mort s'inscrivait tellement dans la couleur des jours que la plupart des journaux ouvraient leur première page par de grandes nécrologies. On pouvait supposer que le décès d'un personnage de l'envergure de Marlasca n'avait pas été négligé par la presse de la ville et qu'il avait été annoncé à la une du journal. Les assistants revinrent avec plusieurs volumes et les déposèrent sur une grande table. Nous nous partageâmes la tâche et, à nous cinq, nous eûmes vite fait de rencontrer la nécrologie de don Diego Marlasca en première page, comme je l'avais supposé. Elle figurait dans le numéro du 23 novembre 1904.
— Habemus cadaver, annonça Brotons, à qui revenait cette découverte.
Quatre faire-part étaient consacrés à Marlasca. Un émanait de sa famille, un du cabinet d'avocats, un du barreau de Barcelone, le dernier de l'Ateneo Barcelonés.
— Ce que c'est que d'être riche ! On meurt cinq ou six fois, commenta M. Basilio.
Les nécrologies n'étaient pas en elles-mêmes d'un grand intérêt. Prières pour l'âme immortelle du défunt, indications que les obsèques auraient lieu dans l'intimité, panégyriques grandiloquents d'un éminent citoyen, érudit et membre irremplaçable de la société barcelonaise, etc.