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— Mais je ne sais rien d'elle, ni de ce qui l'intéresse, ni…

— Ce qui l'intéresse, ce sont les mêmes choses que toi. Les livres, la littérature, l'odeur de ces trésors que vous gardez ici, et la perspective d'une romance et d'une aventure pareilles à celles des romans-feuilletons. Ce qui l'intéresse, c'est de chasser la solitude et de ne pas perdre son temps à comprendre que cette chienne de vie ne vaut pas un centime si nous n'avons pas quelqu'un avec qui la partager. Avec ça, tu as l'essentiel. Le reste, tu l'apprendras et tu l'apprécieras au fur et à mesure.

Sempere resta songeur, son regard allant de sa tasse de café intacte à votre serviteur, lequel continuait, tant bien que mal, d'afficher son sourire de placier en valeurs boursières.

— J'hésite entre te remercier et te dénoncer à la police, déclara-t-il finalement.

À cet instant, le pas lourd de Sempere père résonna dans la librairie. Quelques secondes plus tard, il apparaissait sur le seuil de l'arrière-boutique et nous contemplait en fronçant les sourcils.

— Alors quoi ? Personne ne s'occupe du magasin, et vous êtes là à bavasser comme si c'était jour férié. Et si un client entrait ? Ou un individu sans scrupules qui aurait envie de voler des livres ?

Sempere junior poussa un soupir lamentable.

— Ne craignez rien, monsieur Sempere, lançai-je en lui faisant un clin d'œil, les livres sont la seule chose au monde qu'on ne vole pas.

Un sourire complice éclaira son visage. Sempere junior profita de la diversion pour se libérer de mes griffes et se précipiter dans la librairie. Son père s'assit près de moi et huma la tasse de café que son fils avait laissée pleine.

— Que dit le médecin à propos de l'effet de la caféine sur le cœur ? fis-je remarquer.

— Le mien est incapable de savoir où sont les fesses, même avec un atlas d'anatomie. Que peut-il bien savoir du cœur ?

— Plus que vous, certainement, répliquai-je, en lui enlevant la tasse des mains.

— J'ai une santé de taureau, Martín.

— Une mule, oui, voilà ce que vous êtes. Faites-moi le plaisir de monter chez vous et de vous mettre au lit.

— Le lit, ça n'a d'intérêt que quand on est jeune et en bonne compagnie.

— Si vous voulez de la compagnie, je peux vous en trouver, mais je ne crois pas que la conjoncture cardiaque soit vraiment favorable.

— Martín, à mon âge, l'érotisme se réduit à savourer un flan et à lorgner le décolleté des veuves. Pour l'instant, ce qui me préoccupe, c'est la question de l'héritier. Y a-t-il des progrès ?

— Nous sommes dans la phase de préparation du terrain : je viens juste de semer. Reste à savoir si le temps sera clément et si nous aurons quelque chose à récolter. Dans deux ou trois jours, je pourrai vous donner une estimation à la hausse, dans une fourchette de soixante à soixante-dix pour cent de chances.

Sempere sourit, content.

— Tu as réalisé un coup de maître en m'envoyant Isabella comme employée. Mais tu ne la trouves pas un peu jeune pour mon fils ?

— C'est plutôt lui que je trouve un peu vert, si vous me permettez d'être sincère. Soit il prend la poudre d'escampette, soit Isabella le mange tout cru en cinq minutes. Encore heureux que ce soit une bonne pâte, car sinon…

— Comment puis-je te remercier ?

— En allant vous coucher. Si vous avez besoin d'une compagnie qui vous émoustille, prenez un roman de Benito Pérez Galdos, Fortunata et Jacinta, par exemple.

— Vous avez raison. Don Benito fait toujours son effet.

— Même dans les cas désespérés. Allons, au lit !

Sempere se leva. Il avait du mal à se déplacer et respirait difficilement, avec un souffle rauque qui vous faisait froid dans le dos. Je lui pris le bras pour l'aider, et je me rendis compte qu'il avait la peau glacée.

— N'aie pas peur, Martín. C'est mon métabolisme qui est un peu lent.

— Comme celui de Guerre et Paix, à ce que je vois.

— Un petit somme, et je serai comme neuf.

Je décidai de l'accompagner à l'étage où vivaient le père et le fils, juste au-dessus de la librairie, et de m'assurer qu'il se mettait bien sous les couvertures. Il nous fallut un quart d'heure pour monter laborieusement l'escalier. Chemin faisant, nous rencontrâmes un voisin, un aimable professeur du nom de M. Anacleto, qui donnait des cours de langue et de littérature espagnoles chez les jésuites de Case et rentrait chez lui.

— Comment se présente la vie, aujourd'hui, mon cher Sempere ?

— Escarpée, monsieur Anacleto.

Aidé du professeur, je réussis à atteindre le premier étage, Sempere pratiquement pendu à mon cou.

— Avec votre permission, je vais aller me reposer après une longue journée de combat contre cette horde de primates que j'ai pour élèves, annonça le professeur. Je vous le dis, ce pays va se désintégrer en une génération. Ils vont se déchirer entre eux comme des rats.

La mimique que m'adressa Sempere laissait entendre qu'il n'accordait pas beaucoup de crédit aux propos de M. Anacleto.

— Un brave homme, murmura-t-il, mais il se noie dans un verre d'eau.

En entrant dans l'appartement, je fus assailli par le souvenir de ce lointain matin où j'étais arrivé en sang, un exemplaire des Grandes Espérances à la main, et où Sempere m'y avait monté dans ses bras pour m'offrir une tasse de chocolat brûlant que j'avais bue en attendant le médecin, tandis qu'il me prodiguait des paroles de consolation et nettoyait le sang sur mon corps avec une serviette chaude et une délicatesse que personne ne m'avait encore jamais manifestée. À l'époque, Sempere était un homme fort, je le considérais comme un géant dans tous les sens du terme, et je crois que, sans lui, je n'aurais pas survécu à ces années de vaches maigres. Rien, ou presque, ne restait de cette force, quand je le soutins pour l'aider à se coucher et l'enfouis sous deux couvertures. Je m'assis près de lui et lui pris la main sans parler.

— Écoute, si nous devons nous mettre tous les deux à pleurer comme des madeleines, il vaut mieux que tu partes, déclara-t-il.

— Soignez-vous. Vous m'entendez ?

— Ne t'inquiète pas, je vais me dorloter.

J'acquiesçai et me dirigeai vers la porte.

— Martín ?

Je me retournai sur le seuil. Sempere me contemplait avec la même inquiétude que ce jour où j'avais perdu quelques dents et une bonne part de mon innocence. Je sortis avant qu'il me demande ce qui m'arrivait.

31.

L'un des principaux expédients propres à l'écrivain professionnel qu'Isabella avait appris de moi était l'art et la pratique de la procrastination. Tout vétéran dans ce métier sait que n'importe quelle occupation, que ce soit tailler son crayon ou compter les mouches, a priorité sur l'acte de s'asseoir à son bureau et se creuser la cervelle. Isabella avait absorbé par osmose cette leçon fondamentale et, en arrivant la maison, au lieu de la trouver à sa table de travail, je la surpris dans la cuisine, en train d'apporter la dernière touche à un dîner dont l'arôme et l'aspect laissaient supposer que son élaboration avait exigé plusieurs heures.

— On a un événement à fêter ? demandai-je.

— Avec la tête que vous avez, ça m'étonnerait.

— Qu'est-ce que ça sent ?

— Confit de canard, poires au four et sauce au chocolat. J'ai trouvé la recette dans un de vos livres de cuisine.