— Un diagnostic précipité.
— Et dans quel état est-il ?
— Seul, trahi et oublié.
L'inspecteur hocha lentement la tête.
— Ça donne à réfléchir sur l'avenir qui attend celui qui fait ce métier, non ?
— Je parie que dans votre cas tout se passera différemment et que votre ascension vers les plus hautes sphères de la police est une question de deux ou trois ans. Je vous vois directeur général avant vos quarante-cinq ans, baisant la main des évêques et des généraux à la procession de la Fête-Dieu.
Grandes acquiesça froidement, ignorant le ton sarcastique.
— À propos de baisemain, êtes-vous au courant de ce qui arrive à votre ami Vidal ?
Grandes ne commençait jamais une conversation sans un atout dans sa manche. Il m'observa en souriant, savourant mon inquiétude.
— De quoi parlez-vous ? murmurai-je.
— Apparemment, l'autre nuit, sa femme a tenté de se suicider.
— Cristina ?
— C'est vrai, vous la connaissez…
Je ne m'aperçus même pas que je m'étais levé et que mes mains tremblaient.
— Calmez-vous. Mme Vidal va bien. On en est quitte pour la peur. Il semble qu'elle ait eu la main lourde avec le laudanum… Je vous en prie, Martín, rasseyez-vous. S'il vous plaît.
J'obtempérai. Mon estomac s'était recroquevillé et n'était plus qu'un paquet de clous.
— Ça s'est passé quand ?
— Il y a deux ou trois jours.
L'image de Cristina me revint en mémoire, me saluant de la main à la fenêtre de la villa Helius quelques jours plus tôt, tandis que je fuyais son regard et lui tournais le dos.
— Martín ? interrogea l'inspecteur en passant la main devant mes yeux comme s'il craignait que je ne sois parti.
— Quoi ?
L'inspecteur m'observa comme s'il était réellement inquiet.
— Avez-vous quelque chose à me dire ? Je sais que vous ne me croirez pas, mais j'aimerais vous aider.
— Vous êtes toujours convaincu que j'ai tué Barrido et son associé ?
Grandes fit non.
— Je ne l'ai jamais été, mais d'autres aimeraient l'être.
— Dans ce cas, pourquoi enquêter sur moi ?
— Rassurez-vous. Je n'enquête pas sur vous, Martín. Je ne l'ai jamais fait. Le jour où je m'y mettrai, vous vous en rendrez compte. Pour le moment, je vous observe. Parce que je vous trouve sympathique et que j'ai peur de vous voir embarqué dans une sale histoire. Pourquoi ne pas me faire confiance et me raconter ce qui s'est passé ?
Nos regards se croisèrent et, un instant, je fus tenté de tout lui avouer. Je l'aurais fait, si j'avais su par où commencer.
— Il ne s'est rien passé, inspecteur.
Grandes hocha la tête et me dévisagea d'un air apitoyé, ou peut-être seulement déçu. Il termina sa bière et posa quelques pièces sur la table. Il me donna une tape dans le dos et se leva.
— Faites attention, Martín. Attention où vous mettez les pieds. Tout le monde ne porte pas sur vous le même jugement que moi.
— J'en tiendrai compte.
Il était presque midi quand je revins chez moi, incapable de chasser de mon esprit les propos de l'inspecteur. Je montai lentement les marches de l'escalier, comme si même mon âme me pesait. J'ouvris la porte de l'étage en craignant de me trouver face à une Isabella en veine de conversation. Le silence régnait dans la maison. Je parcourus le couloir jusqu'à la galerie du fond et la découvris là, endormie sur le canapé, un livre ouvert sur la poitrine, un de mes vieux romans. Je ne pus m'empêcher de sourire. La température intérieure avait sensiblement baissé en ces jours d'automne, et j'eus peur qu'elle ne prenne froid. Elle vaquait parfois dans la maison, un châle en laine sur les épaules. J'allai dans sa chambre pour le chercher et le poser sur elle, sans la réveiller. Sa porte était entrouverte, et bien que je sois chez moi, je ne m'étais jamais aventuré dans cette pièce depuis qu'elle s'y était installée, si bien que je me sentis un peu gêné de le faire. J'avisai le châle plié sur une chaise. L'odeur douce et citronnée d'Isabella planait dans la chambre. Le lit était encore défait. Je me penchai pour défroisser les draps et les couvertures, car je m'étais aperçu que, lorsque je me livrais à ce genre de tâches domestiques, je grimpais toujours de quelques points dans l'estime de ma secrétaire.
Je me rendis alors compte que des papiers étaient coincés entre le matelas et le sommier. Le bord d'une feuille dépassait du drap. Je tirai dessus et mis au jour toute une liasse. Après l'avoir complètement sortie, j'eus dans les mains ce qui se révéla être une vingtaine d'enveloppes bleues nouées par un ruban. Une sensation de froid m'envahit, mais je tâchai de la repousser. Je défis le nœud et pris une enveloppe. Elle portait mon nom et mon adresse. Au dos était écrit ce simple nom : Cristina.
Je m'assis sur le lit en tournant le dos à la porte et examinai les dates d'expédition. La première remontait à plusieurs semaines, la dernière à trois jours. Toutes étaient ouvertes. Je fermai les yeux et sentis que les lettres m'échappaient des mains. À ce moment, je l'entendis respirer derrière moi, immobile, sur le seuil.
— Pardonnez-moi, murmura Isabella.
Elle s'approcha lentement et s'agenouilla pour ramasser les lettres, une à une. Lorsqu'elle les eut toutes rassemblées, elle me les tendit d'un air meurtri.
— Je l'ai fait pour vous protéger.
Ses yeux se remplirent de larmes et elle posa une main sur mon épaule.
— Va-t'en ! criai-je.
Je l'écartai et me relevai. Isabella se laissa tomber sur le sol, en gémissant comme si un feu la brûlait de l'intérieur.
— Va-t'en d'ici !
Je quittai la maison sans me donner la peine de fermer la porte derrière moi. Une fois dans la rue, je dus affronter un monde de façades et de visages étrangers et lointains. Je marchai sans but, indifférent au froid et à ce vent chargé de pluie qui commençait à fouetter la ville comme le souffle d'une malédiction.
34.
Le tramway s'arrêta aux portes de la tour de Bellesguard, là où la ville venait mourir au pied de la colline. Je me dirigeai vers l'entrée du cimetière de Sant Gervasi en suivant le sentier de lumière jaune que les lanternes du tramway frayaient dans la pluie. Les murs du cimetière se dressaient à une cinquantaine de mètres, telle une forteresse de marbre au-dessus de laquelle émergeait une forêt de statues couleur de la tempête. En arrivant à l'enceinte, je trouvai une guérite où un gardien engoncé dans un manteau se chauffait les mains à un brasero. Quand je surgis de la pluie, il sursauta. Il m'examina quelques secondes avant de m'ouvrir le portail.
— Je cherche le caveau de la famille Marlasca.
— Il fera nuit dans moins d'une demi-heure. Vous feriez mieux de revenir un autre jour.
— Plus tôt vous m'aurez dit où il est, plus tôt je m'en irai.
Le gardien consulta une liste et me montra l'endroit en pointant un doigt sur le plan affiché au mur. Je m'éloignai sans le remercier.
Il ne me fut pas difficile de trouver le caveau dans la citadelle de tombes et de mausolées qui se pressaient dans l'enceinte du cimetière. Le monument était érigé sur un socle de marbre. De style moderniste, il décrivait une sorte d'arc formé par deux grands escaliers disposés en manière d'amphithéâtre qui conduisaient à une galerie soutenue par des colonnes, à l'intérieur de laquelle s'ouvrait un atrium flanqué de pierres tombales. La galerie était couronnée d'une coupole, elle-même surmontée d'une statue de marbre noirci. Son visage était masqué par un voile, mais, à mesure qu'on approchait, cette sentinelle d'outre-tombe donnait l'impression de tourner la tête pour vous suivre des yeux. Je gravis un des escaliers et, parvenu à l'entrée de la galerie, je m'arrêtai pour regarder derrière moi. Les lumières de la ville brillaient, lointaines, à travers la pluie.