Je pénétrai dans la galerie. La statue d'une femme étreignant un crucifix dans une attitude de supplication se dressait au centre. Sa face avait été défigurée par des coups, et on avait peint ses yeux et ses lèvres en noir, lui donnant un aspect carnassier. Ce n'était pas le seul signe de profanation du mausolée. Les pierres tombales portaient les traces de ce qui semblait être des marques ou des griffures réalisées avec un objet pointu, et certaines exhibaient des dessins obscènes et des mots difficilement lisibles dans la pénombre. La sépulture de Diego Marlasca était au fond. Je m'en approchai et posai la main sur la pierre. Je sortis la photo de Marlasca que m'avait confiée Salvador et l'examinai.
J'en étais là quand j'entendis des pas sur l'escalier. Je rangeai la photo et me tournai vers l'entrée de la galerie. Les pas s'étaient arrêtés, et je ne percevais plus que la pluie frappant le marbre. J'avançai lentement dans cette direction. Je vis la silhouette, de dos, contemplant la ville au loin. C'était une femme vêtue de blanc, la tête couverte d'un capuchon. Elle se retourna sans hâte et me regarda. Elle souriait. Malgré le passage des ans, je la reconnus tout de suite. Irene Sabino. Je fis un pas vers elle, quand tout à coup je compris qu'il y avait quelqu'un derrière moi. Le choc sur ma nuque me fit voir un éclair blanc. Je tombai à genoux. Une seconde plus tard, je m'écroulai sur le marbre ruisselant. Une forme noire se découpait dans la pluie. Irene s'agenouilla près de moi. Sa main se posa sur ma tête et palpa l'endroit où j'avais reçu le coup. Quand elle la retira, ses doigts étaient couverts de sang. Elle me caressa le visage. La dernière chose que je perçus avant de perdre connaissance fut Irene Sabino qui dépliait lentement un rasoir et les gouttes argentées de la pluie qui glissaient sur la lame pendant qu'elle l'abaissait sur moi.
La lumière aveuglante de la lanterne me contraignit à ouvrir les yeux. Le visage du gardien m'observait, totalement inexpressif. Je tentai de battre des paupières tandis qu'une flambée de douleur montait de ma nuque et me traversait le crâne.
— Vivant ? s'enquit le gardien, sans spécifier si l'interrogation s'adressait vraiment à moi ou si elle était purement rhétorique.
Je gémis.
— Oui. Si vous pensiez me mettre dans une fosse, c'est raté.
Le gardien m'aida à me redresser. Chaque centimètre me valait une pointe de feu dans la tête.
— Que s'est-il passé ?
— À vous de me le dire. Ça fait déjà une heure que j'aurais dû fermer, mais en ne vous voyant pas repasser je suis venu aux nouvelles et je vous ai trouvé en train de roupiller comme un pochard.
— Et la femme ?
— Quelle femme ?
— Il y en avait deux.
— Deux femmes ?
Je soupirai, en faisant signe que non.
— Pouvez-vous m'aider à me mettre debout ?
Avec l'assistance du gardien, je réussis à me relever. C'est alors que je sentis la brûlure et m'aperçus que ma chemise était ouverte. Des lignes de coupures superficielles sillonnaient mon torse.
— Eh bien, vous m'avez l'air sacrément amoché…
Je fermai mon manteau et palpai la poche intérieure. La photo de Marlasca avait disparu.
— Vous avez le téléphone, dans votre guérite ?
— Et pourquoi pas un hammam ?
— Pouvez-vous au moins m'aider à marcher jusqu'à la tour de Bellesguard pour que je puisse appeler un taxi ?
Le gardien pesta et passa les mains sous mes aisselles.
— Je vous avais bien dit de revenir un autre jour, déclara-t-il, résigné.
35.
Il était presque minuit quand j'arrivai enfin à la maison de la tour. Tout de suite, en ouvrant la porte, je sus qu'Isabella était partie. Le bruit de mes pas dans le couloir avait un autre écho. Je ne me donnai pas la peine d'allumer. Je m'enfonçai dans la pénombre et allai à ce qui avait été sa chambre. Isabella avait fait le ménage et tout rangé. Les draps et les couvertures étaient soigneusement pliés sur une chaise, le matelas découvert. Son odeur flottait encore. Je me rendis dans la galerie et m'assis à la table de travail que ma secrétaire avait utilisée. Elle avait taillé les crayons, disposés bien en ordre dans un pot. Les feuilles blanches étaient minutieusement empilées sur un plateau. Le jeu de plumes que je lui avais offert était posé à un bout de la table. Jamais la maison ne m'avait paru aussi vide.
Dans la salle de bains, j'ôtai mes vêtements trempés et mis de l'alcool et un pansement sur ma nuque. La douleur avait diminué et n'était plus qu'un battement sourd et une sensation générale pas très différente d'une monumentale gueule de bois. Dans le miroir, les coupures de mon torse ressemblaient à des lignes tracées à la plume. Elles étaient propres et superficielles, mais me brûlaient fortement. Je les nettoyai avec de l'alcool en espérant qu'elles ne s'infecteraient pas.
Je me mis au lit et me couvris jusqu'au cou de deux ou trois couvertures. Les seules parties du corps qui ne me faisaient pas mal étaient celles que le froid et la pluie avaient engourdies au point de les priver de toute sensation. J'attendis que la chaleur revienne en écoutant ce silence glacial, un silence fait d'absence et de vide qui noyait la maison. Avant de partir, Isabella avait laissé le paquet de lettres de Cristina sur la table de nuit. Je tendis la main et en pris une au hasard. Elle datait de deux semaines.
Cher David,
Les jours passent et je continue à t'écrire des lettres auxquelles je suppose que tu préfères ne pas répondre, si tant est que tu les ouvres. J'en viens à me dire que je les écris seulement pour moi, pour tuer la solitude et pour croire, un instant, que je t'ai près de moi. Chaque jour je me demande ce que tu deviens, ce que tu fais.
Parfois je pense que tu as quitté Barcelone pour ne plus revenir et je t'imagine dans un endroit inconnu entouré d'étrangers, commençant une nouvelle vie que je ne connaîtrai jamais. Ou alors je pense que tu me détestes encore, que tu détruis ces lettres et que tu aimerais ne m'avoir jamais connue. Je ne t'en veux pas. C'est étrange comme il est facile, quand on est seule, de confier à une feuille de papier ce qu'on n'oserait pas dire à quelqu'un en face.
Les choses ne sont pas aisées pour moi. Pedro est si bon et si compréhensif que je m'irrite parfois de sa patience et de sa volonté de me rendre heureuse, dont le seul résultat est que je me sens encore plus misérable. Avec Pedro, j'ai appris que mon cœur est vide, que je ne mérite pas que l'on m'aime. Il passe presque toute la journée près de moi. Il ne veut pas me laisser seule.
Je souris tous les jours et je partage son lit. Quand il me demande si je l'aime, je lui réponds oui, et quand je vois la vérité se refléter dans ses yeux, je voudrais mourir. Il ne me fait jamais de reproches. Il parle beaucoup de toi. Tu lui manques. Il m'arrive même de penser que la personne qu'il aime le plus au monde, c'est toi. Je le vois vieillir, tout seul, dans la pire des compagnies, la mienne. Je n'ai pas la prétention de croire que tu me pardonneras, mais si je désire quelque chose sur cette Terre, c'est que tu lui pardonnes. Je ne vaux pas assez cher pour que tu lui refuses ton amitié et ta société.
Hier, j'ai terminé un de tes livres. Pedro les a tous et je les lis parce que c'est la seule façon de me sentir près de toi. C'était une histoire triste et étrange, deux marionnettes cassées et abandonnées dans un cirque ambulant qui, le temps d'une nuit, devenaient vivantes en sachant qu'elles mourraient au lever du jour. En la lisant, j'ai eu l'impression qu'il s'agissait de nous.
Il y a quelques semaines, j'ai rêvé que je te revoyais, que nous nous croisions dans la rue et tu ne te souvenais pas de moi. Tu me souriais et me demandais comment je m'appelais. Tu ne savais rien de moi. Tu ne me haïssais pas. Toutes les nuits, quand Pedro s'endort à mon côté, je ferme les yeux et je prie le ciel ou l'enfer de me permettre de refaire ce rêve demain, ou peut-être après-demain, je t'écrirai encore pour te dire que je t'aime, même si cela ne signifie rien pour toi.