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— Vous connaissez cette femme. Celle qui a tué M. Sempere…

— Je crois que oui. Irene Sabino.

— N'est-ce pas celle des vieilles photos que nous avons trouvées dans la chambre du fond ? L'actrice ?

Je confirmai.

— Et pourquoi aurait-elle voulu ce livre ?

— Je l'ignore.

Plus tard, après avoir dîné de quelques emprunts aux vivres de Can Gispert, nous nous assîmes dans le grand fauteuil devant la cheminée. Nous tenions dedans tous les deux, et Isabella posa sa tête sur mon épaule tandis que nous regardions le feu.

— L'autre nuit, j'ai rêvé que j'avais un fils, murmura-t-elle.

Il m'appelait mais je ne pouvais pas l'entendre ni le rejoindre parce que j'étais prisonnière d'un lieu très froid et n'arrivais pas à bouger. Il m'appelait et c'était impossible d'être près de lui.

— C'est seulement un rêve.

— Il semblait réel.

— Tu devrais peut-être écrire cette histoire.

Isabelle réagit négativement.

— J'ai réfléchi. Et j'ai décidé que je préfère vivre la vie, pas l'écrire. Ne le prenez pas mal.

— C'est une sage décision.

— Et vous ? Vous allez la vivre ?

— Je crains que ma vie ne soit déjà derrière moi.

— Et cette femme ? Cristina ?

Je respirai profondément.

— Cristina est partie. Elle est retournée chez son mari. Une autre sage décision.

Isabella s'écarta de moi en fronçant les sourcils.

— Qu'y a-t-il ? demandai-je.

— Vous vous trompez.

— Pourquoi ?

— L'autre jour, M. Barceló est venu, et nous avons parlé de vous. Il avait vu le mari de Cristina, le dénommé…

— Pedro Vidal.

— Oui. Celui-ci lui a confié que Cristina était partie avec vous, qu'il ne l'avait pas revue et n'avait aucune nouvelle d'elle depuis un mois. J'ai été étonnée de ne pas la trouver ici, mais je n'osais pas vous questionner…

— Tu es sûre que Barceló a dit ça ?

Isabella confirma.

— Qu'est-ce que j'ai encore fait ? demanda-t-elle, alarmée.

— Rien.

— Il y a quelque chose que vous ne me dites pas…

— Cristina n'est pas ici. Elle n'est plus ici depuis que M. Sempere est mort.

— Où est-elle, alors ?

— Je ne sais pas.

Peu à peu, nous nous enfonçâmes dans le silence, bien calés dans le fauteuil près du feu, et l'aube pointait déjà quand Isabella s'endormit. Je passai un bras autour de son épaule et fermai les yeux, en pensant à tout ce qu'elle venait de m'apprendre et en essayant d'y trouver une quelconque signification. Lorsque la clarté matinale éclaira la verrière de la galerie, j'ouvris les yeux et découvris qu'Isabella était déjà réveillée.

— Bonjour, dis-je.

— J'ai réfléchi, risqua-t-elle.

— Et ?

— Je pense accepter la proposition du fils de M. Sempere.

— Tu es sûre ?

Elle rit.

— Non.

— Et tes parents ?

— Je suppose qu'ils ne seront pas contents, mais ça leur passera. Ils préféreraient pour moi un commerce prospère de boudins et de saucisses plutôt que de livres, mais ils devront s'y accoutumer.

— Ça pourrait être pire, fis-je remarquer.

— Oui. J'aurais pu finir avec un écrivain.

Nous nous dévisageâmes longuement, puis Isabella se leva du fauteuil. Elle prit son manteau et le boutonna en me tournant le dos.

— Je dois m'en aller.

— Merci pour ta compagnie.

— Ne la laissez pas s'échapper. Cherchez-la, où qu'elle se trouve, et dites-lui que vous l'aimez, même si c'est un mensonge. Nous, les filles, nous adorons entendre ça.

À cet instant, elle fit volte-face et se pencha pour effleurer mes lèvres des siennes. Elle me serra la main avec force et s'en fut sans un au revoir.

5.

Je passai le reste de la semaine à parcourir Barcelone à la recherche de quiconque se rappellerait avoir vu Cristina au cours du dernier mois. Je visitai les lieux que j'avais partagés avec elle et refis en vain l'itinéraire de prédilection de Vidal, cafés, restaurants et magasins à la mode. Je montrais à tous ceux que je rencontrais une photo de l'album qu'elle avait laissé chez moi et leur demandais s'ils l'avaient croisée récemment. Parfois, je tombais sur quelqu'un qui la reconnaissait et se rappelait l'avoir aperçue en compagnie de Vidal. Certains se souvenaient de son nom. Mais personne ne l'avait rencontrée depuis des semaines. Au quatrième jour de ma quête, j'en étais à imaginer qu'après être sortie de la maison de la tour, ce matin où j'étais parti acheter les billets de train, Cristina s'était évaporée de la surface de la Terre.

Je me rappelai alors que la famille Vidal possédait une chambre retenue à perpétuité dans l'hôtel España, rue Sant Pau, derrière le Liceo, pour l'usage et le plaisir des membres de la famille qui, les soirées d'opéra, n'avaient pas envie de retourner à Pedralbes à l'aube. Vidal lui-même et monsieur son père, du moins dans leurs années glorieuses, s'en étaient servis pour se donner du bon temps avec des demoiselles et des dames dont la trop basse ou trop haute condition aurait provoqué, dans leurs résidences officielles de Pedralbes, des rumeurs qu'il convenait d'éviter. Plus d'une fois, au temps où je logeais dans la pension de Mme Carmen, Vidal me l'avait proposée, au cas où j'aurais envie de déshabiller une dame dans un endroit qui ne l'effraierait pas. Je ne croyais pas que Cristina aurait choisi ce lieu pour refuge, mais c'était le dernier sur la liste et je n'imaginais plus aucune autre possibilité. La nuit tombait quand j'arrivai à l'hôtel España et demandai à parler au directeur en me prévalant de mon amitié avec M. Vidal. Le directeur, un personnage qui affichait une discrétion réfrigérante, me gratifia d'un sourire poli et me signala que « d'autres employés » de M. Vidal étaient déjà passés des semaines plus tôt pour s'enquérir de la personne en question et qu'il leur avait répondu la même chose qu'à moi. Il n'avait jamais vu cette dame dans l'hôtel. Je le remerciai de son amabilité glaciale, et pris tristement le chemin de la sortie.

En passant par la galerie vitrée donnant sur la salle à manger, j'aperçus du coin de l'œil un profil familier. Le patron était assis à une table, seul client de toute la salle, en train de déguster ce qui me parut être des morceaux de sucre pour le café. Je m'apprêtais à prendre mes jambes à mon cou quand il me salua de la main en souriant. Je maudis le sort et lui rendis son salut. Le patron me fit signe de le rejoindre. J'obtempérai en traînant les pieds.

— Quelle agréable surprise de vous trouver ici, cher ami. J'étais justement en train de penser à vous, dit Corelli.

Je lui serrai la main sans enthousiasme.

— Je vous croyais en voyage.

— Je suis revenu plus tôt que prévu. Puis-je vous offrir quelque chose ?

Je refusai. Il m'invita à m'asseoir à sa table et je m'exécutai. Ne dérogeant pas à ses habitudes, le patron portait un costume trois pièces de laine noire et une cravate de soie rouge. Impeccable, comme toujours. Cette fois, pourtant, un détail clochait. Je mis quelques secondes à comprendre ce que c'était. La broche de l'ange n'était pas au revers de sa veste. Corelli suivit mon regard et hocha la tête.

— Je l'ai malheureusement perdue, et je ne sais pas où, expliqua-t-il.

— J'espère qu'elle n'avait pas trop de valeur.

— Sa valeur était purement sentimentale. Mais parlons plutôt des choses importantes. Comment allez-vous, cher ami ? J'ai beaucoup regretté nos conversations, malgré nos désaccords sporadiques. J'ai du mal à trouver de bons interlocuteurs.